
Le récent décÚs de Jacques Lucan nous a toutes et tous attristés.
Tout hommage paraĂźtra insuffisant, mais nous avons toutefois souhaitĂ© demander Ă quelques uns de ses collĂšgues professeurs dâexprimer en quelques lignes leur pensĂ©e, un souvenir, considĂ©rant quâun hommage choral serait plus adĂ©quat quâun texte unique pour rendre compte de la personnalitĂ© et de lâhĂ©ritage de Jacques Lucan.
Câest ce que nous vous livrons ci-dessous, avec nos remerciements aux auteurs.
Jacques Lucan Ă©tait une de ces figures extraordinaires, par sa capacitĂ© de pĂ©nĂ©tration des mĂ©canismes Ă la fois thĂ©oriques et pratiques du projet, toujours considĂ©rĂ©s Ă la lumiĂšre de ce qui advenait tour Ă tour dans le dĂ©bat contemporain. Parce que sans ce regard actualisĂ© par les Ă©vĂšnements du hic et nunc, pour Jacques histoire et thĂ©orie seraient devenues des disciplines non seulement acadĂ©miques, mais surtout Ă©litistes â au sens politique confĂ©rĂ© Ă ce terme par ceux qui avaient traversĂ© la rĂ©volution des annĂ©es soixante.
Lucan sâest chargĂ© de dissĂ©quer lâimmensitĂ© du corpus thĂ©orique accumulĂ© en deux siĂšcles. Sa maniĂšre de dissĂ©quer jusquâau moindre mot avait pour but de dĂ©couvrir et dâĂ©noncer des principes dâune valeur gĂ©nĂ©rale et des critĂšres opĂ©rationnels circonstanciĂ©s. Par la force de sa pensĂ©e critique, le nom de Jacques Lucan devrait ĂȘtre associĂ© Ă celui de Julien Guadet dans une sorte de continuitĂ©, bien que plus que problĂ©matique, de la grande tradition thĂ©orique française dont tous deux ont Ă©tĂ© des personnalitĂ©s de premier plan.
C’est prĂ©cisĂ©ment pour avoir subverti et inversĂ© les fondements thĂ©oriques du projet ancrĂ©s dans le concept de « composition » pour en faire la « non-composition » que Lucan a construit la plus grande fresque d’une discipline qui a connu la ligne de fracture ouverte par la rĂ©volution de 68. Depuis quelques annĂ©es, une nouvelle faille sâest ouverte, qui nous obligera Ă reconsidĂ©rer nos certitudes. La disparition de Jacques est dâautant plus grave exactement en raison de la pĂ©riode que nous traversons, parce que Jacques, comme il a toujours su le faire, aurait eu la capacitĂ© de nous illuminer et dâinventer le mot clĂ© succĂ©dant Ă la ânon-compositionâ pour cueillir Ă nouveau le hic et nunc. Ce que Jacques Lucan nous a lĂ©guĂ© pourra ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une pierre tombale monumentale ou comme une pierre angulaire. Dans les deux cas nous serons tenus de garder le regard rivĂ© sur son Ćuvre.
Roberto Gargiani
15 octobre 2023
Lorsque Jacques Lucan a Ă©tĂ© nommĂ© Ă Lausanne comme professeur invitĂ© en 1993, son profil Ă©tait dĂ©jĂ entourĂ© dâune « aura » incontestable, rĂ©sultant de ses travaux et publications, notamment sa fameuse encyclopĂ©die, catalogue de lâexposition Le Corbusier au Centre Pompidou, paru en 1987. Sa pĂ©riode de rĂ©dacteur-en-chef de la revue AMC nous avait aussi toutes et tous marqué·es, tant par son engagement thĂ©orique que par son intĂ©rĂȘt pour lâarchitecture contemporaine.
Pour bien comprendre le contexte de son arrivĂ©e Ă lâEPFL, il faut se rappeler que la situation de lâenseignement de lâhistoire et de la thĂ©orie au DĂ©partement dâarchitecture (DA) Ă©tait Ă ce moment-lĂ particuliĂšrement critique. Les dĂ©parts successifs de Jean-Marc LamuniĂšre, thĂ©oricien, et de Jacques Gubler, historien, lâun Ă la retraite, lâautre en direction de Mendrisio, avaient laissĂ© un vide difficile Ă combler, leurs postes nâayant pas Ă©tĂ© renouvelĂ©s.
La nomination de Jacques comme professeur associĂ© en 1997 a Ă©tĂ© plus que salutaire pour rĂ©introduire de façon intense dans le cursus des Ă©tudiant·es une matiĂšre qui nous semblait Ă tou·tes centrale pour le profil « dâarchitecte gĂ©nĂ©raliste cultivĂ© » qui Ă©tait alors notre idĂ©al de formation. En rĂ©alitĂ©, grĂące au souffle crĂ©atif quâil nous a apportĂ© â et Ă la prĂ©sence Ă nos cĂŽtĂ©s de Martin Steinmann, puis de Roberto Gargiani, entretemps nommĂ© professeur dâhistoire â nous avons vĂ©cu un foisonnement particuliĂšrement intense de notre laboratoire de thĂ©orie et dâhistoire (LTH). Un phĂ©nomĂšne dâĂ©mulation collectif qui, Ă mon avis, nâavait pas eu dâĂ©quivalent auparavant Ă Lausanne.
La revue matiĂšres â que Jacques a dirigĂ©e et orientĂ©e vers lâarchitecture contemporaine, lui confĂ©rant qui plus est une autre dimension, plus critique â est venue en quelque sorte consolider la diffusion de nos recherches, leur apportant une ampleur internationale qui manquait. Ă travers sa parution annuelle, elle a contribuĂ© Ă faire de la thĂ©orie de lâarchitecture une marque essentielle et reconnue de lâADN du DA. Or, de nos jours, la flamme commence fortement Ă vaciller et les acquis sâestompentâŠ
JâĂ©cris ces quelques lignes pour tĂ©moigner de ma gratitude Ă celui qui a Ă©tĂ© une inspiration constante pour ma propre pratique dâenseignant, de thĂ©oricien et dâarchitecte. Jâai eu la chance dâenseigner Ă ses cĂŽtĂ©s durant de nombreuses annĂ©es et de connaĂźtre une amitiĂ©, qui tout en Ă©tant pour moi un peu inattendue â aprĂšs tout nous ne nous sommes rencontrĂ©s qu’Ă son arrivĂ©e Ă Lausanne â a Ă©tĂ© extrĂȘmement enrichissante et nâa fait que croĂźtre au fil du temps. Merci Jacques.
Bruno Marchand, professeur honoraire EPFL
Lausanne, le 19 octobre 2023
Jacques Lucan aimait les livres dâhistoire. Il mâen avait conseillĂ© quelques-uns ÂÂ: toujours dâexcellents conseils.
Je me souviens de Palmyre, lâirremplaçable trĂ©sor de Paul Veyne, publiĂ© en 2015, qui avait animĂ© nos discussions sur la ville et sur les rĂ©cits de voyage qui en avaient restituĂ© les images, mais Ă©galement sur les destructions quâelle avait subies de la part des djihadistes et sur lâassassinat de Khaled al-Asaad, directeur gĂ©nĂ©ral des AntiquitĂ©s de Palmyre, auquel Veyne avait dĂ©dicacĂ© le livre. Les Ă©pisodes de barbarie des djihadistes avaient profondĂ©ment secouĂ© Jacques et je me demande quelle serait aujourdâhui sa rĂ©action face Ă lâinarrĂȘtable montĂ©e de violence, jusquâaux tous rĂ©cents Ă©pisodes que ses yeux nâont pas vus.
Le plan du temple palmyrien de Bel â on se disait â aurait pu figurer dans la collection de plans carrĂ©s figurant en couverture de Composition, non-composition, le premier volume de la trilogie publiĂ©e par les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, suivi par PrĂ©cisions sur un Ă©tat prĂ©sent de lâarchitecture et, tout rĂ©cemment, par Habiter.
Tout le travail critique de Jacques Lucan se configure en tant que rĂ©ponse au questionnement, issu de LâArchĂ©ologie du savoir, relatif Ă la temporalitĂ© des idĂ©es et, en architecture, des Ă©difices qui en sont la concrĂ©tisation : Comment se fait-il que tel Ă©noncĂ© soit apparu et nul autre Ă sa place ? En rĂ©alitĂ©, au-delĂ des composantes autobiographiques Ââ il racontait souvent avoir assistĂ© avec Ă©motion Ă la leçon dâhonneur de Foucault au CollĂšge de France â il ne rend pas compte des difficultĂ©s implicites que le transfert de la question foucaultienne Ă lâarchitecture comporte. En effet, la critique architecturale exige une proximitĂ© avec les Ćuvres que Jacques a toujours pratiquĂ©e en la considĂ©rant un Ă©lĂ©ment incontournable, dâaccord sur ce point avec son compagnon de route Martin Steinmann.
Jacques Lucan a toujours Ă©tĂ© un enseignant passionnĂ©, ayant participĂ© Ă la formation critique de milliers dâĂ©tudiants tant Ă lâEPFL quâĂ Marne-la-VallĂ©e, ainsi que dans les autres Ă©coles oĂč il a enseignĂ© ou donnĂ© des confĂ©rences, sans compter les nombreux lecteurs de ses livres. Lors de sa leçon dâhonneur Ă lâEPFL, le 13 avril 2015, il avait dĂ©fini lâenseignement comme « une porte dâentrĂ©e Ă la recherche et non lâinverse » â paroles en contre-tendance consciente avec les principes rĂ©gissant lâĂ©cole qui aujourdâhui lui rend honneur.
Dans les multiples formes quâil a assumĂ©es, son engagement pourrait se rĂ©sumer Ă la dĂ©fense acharnĂ©e de la thĂ©orie et, plus gĂ©nĂ©ralement, de la culture. Ă la fin de sa mĂ©morable leçon dâhonneur, Jacques Lucan â lâhomme Ă la blanche chemise â dĂ©clarait ĂȘtre vigoureusement contraire Ă la rĂ©vocation de la culture âvers une improbable sauvagerie libĂ©ratriceâ : encore une prise de position opposĂ©e aux tendances pĂ©dagogiques actuelles, Ă©blouies par le mythe fallacieux du Learning by doing. Quel meilleur moyen de lui rendre hommage que de sâopposer Ă une telle rĂ©vocation ?
Luca Ortelli
22 octobre 2023
Avec Jacques Lucan, lâarchitecture perd un de ses plus vaillants soldats, un de ses plus ardents et fidĂšles amoureux. Je lâai connu Ă lâĂcole de Paris-Belleville Ă la fin des annĂ©es 80. Une Ă©cole alors clivĂ©e entre deux factions dogmatiques, avec ce que cela emportait de caractĂšre moralisateur : les tenants de Le Corbusier et de lâespace moderne autour de Henri Ciriani dâun cĂŽtĂ©, et ceux de Louis Kahn et de la typo morphologie rossienne autour de Bernard Huet, le mentor de Jacques, de lâautre. Beaucoup dâĂ©tudiants se sentaient sommĂ©s de choisir leur camp. Et ce qui nous a rĂ©unis, lui le professeur, et moi lâĂ©tudiant, dans le fond, Ă©tait notre commun refus dâune telle injonction. Ce que jâai alors expĂ©rimentĂ© avec lui Ă©tait, avant tout, un espace de libertĂ©, une grande lĂ©gĂšretĂ©, oĂč tout Ă©tait permis tant quâon pouvait le justifier au nom de la thĂ©orie de lâarchitecture. Ainsi, il Ă©tait le seul avec qui je pouvais parler aussi bien du gothique que de Brunelleschi, de Perret, Le Corbusier, Koolhaas ou Nouvel, qui nous prĂ©occupaient alors.
Il est le premier Ă mâavoir mis en contact avec ce cĆur ardent de lâarchitecture quâest sa dimension thĂ©orique et je lui dois beaucoup de ce que je suis aujourdâhui en tant quâarchitecte. Ă travers lui, jâĂ©tais aussi, pour la premiĂšre fois, mis en contact direct avec Mai 68 et son caractĂšre festif, novateur, intellectuel et non moralisant ; tous qualificatifs qui dĂ©crivent, dâailleurs, bien Jacques lui-mĂȘme tel que jâai eu le privilĂšge de le connaĂźtre.
Pour autant, ça nâest pas de notre petite histoire privĂ©e que je souhaite parler ici, mais bien plutĂŽt du fait que la libertĂ© qui mâa attirĂ© chez lui ne dĂ©crit pas seulement son caractĂšre, mais se situe au cĆur mĂȘme de ce quâil reprĂ©sente en tant que figure intellectuelle et culturelle dans le champ de lâarchitecture. Comme tous les architectes de sa gĂ©nĂ©ration, il sâest nourri de Tafuri, de Rossi, de Venturi ou Stirling. Mais, bien au-delĂ , il sâest aussi nourri de littĂ©rature, de Proust notamment, qui a achevĂ© de sceller notre amitiĂ©, de philosophie, de Michel Foucault en particulier, quâil allait Ă©couter au CollĂšge de France ; plus tard, Foucault lâautorisera, dâailleurs, Ă publier pour la premiĂšre fois son texte sur les hĂ©tĂ©rotopies dans AMC.
Lâarchitecture est une discipline de la complexitĂ©, et Lucan un enfant des penseurs de la complexitĂ© des annĂ©es 60 et 70. Ă travers le refus des positions exclusives de ses collĂšgues de Belleville, il se posait lui-mĂȘme, dans le fond, en penseur de la complexitĂ© architecturale. Et si lâarchitecture constituait pour lui une discipline spĂ©cifique, il nâa eu de cesse de la confronter et de la nourrir en permanence Ă la source dâautres champs de connaissance, en particulier lâart, lâhistoire et les sciences humaines, avec comme point dâancrage le fait quâelle demeurait, avant tout, une affaire de dĂ©cryptage du sens des mises en forme de lâespace. En se plaçant ainsi au barycentre de plusieurs champs de connaissance sans jamais se dĂ©partir de lâarchitecture en tant que discipline autonome, il a inventĂ© une figure de thĂ©oricien singuliĂšre, qui lui a permis de travailler, depuis une quarantaine dâannĂ©es, aussi bien sur lâarchitecture ordinaire que sur Rem Koolhaas ou Le Corbusier dont il Ă©tait un des grands spĂ©cialistes, et qui lui vaut dâĂȘtre aujourdâhui pleurĂ© aussi bien par des historiens que par des praticiens.
Lucan Ă©tait aussi lui-mĂȘme praticien. Il construisait, au sein du bureau quâil avait fondĂ© avec son Ă©pouse Odile Seyler, bien que faisant souvent projet Ă part, aujourdâhui rejoints par leurs enfants Paola et ThaddĂ©e – Ătienne, leur fils aĂźnĂ©, lui, a choisi lâĆnologie, qui nâest pas non plus un sujet Ă©tranger Ă Jacques. Cet aspect de la pratique est dâune importance fondamentale car, dans le champ architectural, elle est la condition de possibilitĂ© mĂȘme dâune thĂ©orie vivante. Elle est donc indissociable de ses Ă©crits et de son enseignement.
Jusquâau bout, puisquâil a passĂ© la derniĂšre aprĂšs-midi de sa vie Ă en consulter en bibliothĂšque, Lucan a aussi Ă©tĂ© un homme de revues. En en dirigeant la rĂ©daction au dĂ©but des annĂ©es 80, il avait fait dâAMC une des revues europĂ©ennes les plus significatives. Ă lâEPFL, il a animĂ©, pendant des annĂ©es, la revue « matiĂšres », aux cĂŽtĂ©s de de Bruno Marchand et de Martin Steinmann tout dâabord, rejoints par les professeurs Gargiani et Ortelli par la suite. Au-delĂ , les revues, qui contiennent les Ă©crits des architectes et la description dĂ©jĂ mĂ©diatisĂ©e de leurs projets, constituaient son matĂ©riau dâanalyse de prĂ©dilection.
Ses recherches ont aussi Ă©tĂ© nourries de son enseignement. Lucan a Ă©tĂ© un des grands professeurs et confĂ©renciers europĂ©ens de sa gĂ©nĂ©ration, Ă lâEPFL et Ă lâĂcole de la ville et des territoires Paris-Est, dont il Ă©tait lâun des co-fondateurs, en particulier.
Lucan, câĂ©tait aussi une puissance de travail et dâaccomplissement exceptionnelles. Lui qui, Ă la suite dâAnnie Ernaux qui a Ă©tĂ© notre derniĂšre grande passion partagĂ©e, se qualifiait de « transfuge de classe » dans un monde architectural majoritairement bourgeois, travaillait, Ă bas bruit, avec la tĂ©nacitĂ© de ceux qui savent tout devoir Ă la besogne quotidienne.
En paraphrasant Deleuze on peut dire que, dans lâacception de Lucan, faire de lâarchitecture consiste Ă inventer des concepts architecturaux. Lorsquâil inflĂ©chit le concept de typologie en posant lâhypothĂšse que le logement est, par essence, vernaculaire ; quand il renouvelle le concept de composition en le confrontant Ă celui de non composition ; ou quâil pose lâhypothĂšse quâon peut qualifier de « texturĂ© » lâespace de certains bĂątiments, il trace des plans de coupe Ă travers notre culture commune qui lâĂ©clairent dâun jour nouveau et renforcent notre capacitĂ© Ă la faire Ă©voluer.
Par sa complexitĂ©, par son caractĂšre parfois insaisissable, Lucan lui-mĂȘme est une mĂ©taphore de lâarchitecture dans le sens oĂč, dans ses Ă©crits, le dĂ©voilement du mystĂšre participe de son Ă©paississement. Et câest lĂ que rĂ©side sa gĂ©nĂ©rositĂ© : Ă©laborer ainsi de nouveau concepts, câest crĂ©er un dĂ©sĂ©quilibre qui nous incite, pour le compenser, Ă participer Ă la marche en avant de la pensĂ©e collective quâest, par essence, lâarchitecture. Câest ainsi que de sa position de franc-tireur, armĂ© de son seul diplĂŽme dâarchitecte, il nous a dotĂ©s dâune intelligence commune qui lui survit.
© Ăric Lapierre, octobre 2023
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