En souvenir de Jacques Lucan (1947-2023)

Éminent thĂ©oricien de l’architecture, le professeur Jacques Lucan a enseignĂ© Ă  l’EPFL de 1993 Ă  2015. Il s’est Ă©teint le 8 octobre 2023.

Le récent décÚs de Jacques Lucan nous a toutes et tous attristés.

Tout hommage paraĂźtra insuffisant, mais nous avons toutefois souhaitĂ© demander Ă  quelques uns de ses collĂšgues professeurs d’exprimer en quelques lignes leur pensĂ©e, un souvenir, considĂ©rant qu’un hommage choral serait plus adĂ©quat qu’un texte unique pour rendre compte de la personnalitĂ© et de l’hĂ©ritage de Jacques Lucan.

C’est ce que nous vous livrons ci-dessous, avec nos remerciements aux auteurs.

Jacques Lucan Ă©tait une de ces figures extraordinaires, par sa capacitĂ© de pĂ©nĂ©tration des mĂ©canismes Ă  la fois thĂ©oriques et pratiques du projet, toujours considĂ©rĂ©s Ă  la lumiĂšre de ce qui advenait tour Ă  tour dans le dĂ©bat contemporain. Parce que sans ce regard actualisĂ© par les Ă©vĂšnements du hic et nunc, pour Jacques histoire et thĂ©orie seraient devenues des disciplines non seulement acadĂ©miques, mais surtout Ă©litistes – au sens politique confĂ©rĂ© Ă  ce terme par ceux qui avaient traversĂ© la rĂ©volution des annĂ©es soixante.

Lucan s’est chargĂ© de dissĂ©quer l’immensitĂ© du corpus thĂ©orique accumulĂ© en deux siĂšcles. Sa maniĂšre de dissĂ©quer jusqu’au moindre mot avait pour but de dĂ©couvrir et d’énoncer des principes d’une valeur gĂ©nĂ©rale et des critĂšres opĂ©rationnels circonstanciĂ©s. Par la force de sa pensĂ©e critique, le nom de Jacques Lucan devrait ĂȘtre associĂ© Ă  celui de Julien Guadet dans une sorte de continuitĂ©, bien que plus que problĂ©matique, de la grande tradition thĂ©orique française dont tous deux ont Ă©tĂ© des personnalitĂ©s de premier plan.

C’est prĂ©cisĂ©ment pour avoir subverti et inversĂ© les fondements thĂ©oriques du projet ancrĂ©s dans le concept de « composition » pour en faire la « non-composition » que Lucan a construit la plus grande fresque d’une discipline qui a connu la ligne de fracture ouverte par la rĂ©volution de 68. Depuis quelques annĂ©es, une nouvelle faille s’est ouverte, qui nous obligera Ă  reconsidĂ©rer nos certitudes. La disparition de Jacques est d’autant plus grave exactement en raison de la pĂ©riode que nous traversons, parce que Jacques, comme il a toujours su le faire, aurait eu la capacitĂ© de nous illuminer et d’inventer le mot clĂ© succĂ©dant Ă  la “non-composition” pour cueillir Ă  nouveau le hic et nunc. Ce que Jacques Lucan nous a lĂ©guĂ© pourra ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une pierre tombale monumentale ou comme une pierre angulaire. Dans les deux cas nous serons tenus de garder le regard rivĂ© sur son Ɠuvre.

Roberto Gargiani
15 octobre 2023

Lorsque Jacques Lucan a Ă©tĂ© nommĂ© Ă  Lausanne comme professeur invitĂ© en 1993, son profil Ă©tait dĂ©jĂ  entourĂ© d’une « aura Â» incontestable, rĂ©sultant de ses travaux et publications, notamment sa fameuse encyclopĂ©die, catalogue de l’exposition Le Corbusier au Centre Pompidou, paru en 1987. Sa pĂ©riode de rĂ©dacteur-en-chef de la revue AMC nous avait aussi toutes et tous marqué·es, tant par son engagement thĂ©orique que par son intĂ©rĂȘt pour l’architecture contemporaine.

Pour bien comprendre le contexte de son arrivĂ©e Ă  l’EPFL, il faut se rappeler que la situation de l’enseignement de l’histoire et de la thĂ©orie au DĂ©partement d’architecture (DA) Ă©tait Ă  ce moment-lĂ  particuliĂšrement critique. Les dĂ©parts successifs de Jean-Marc LamuniĂšre, thĂ©oricien, et de Jacques Gubler, historien, l’un Ă  la retraite, l’autre en direction de Mendrisio, avaient laissĂ© un vide difficile Ă  combler, leurs postes n’ayant pas Ă©tĂ© renouvelĂ©s.

La nomination de Jacques comme professeur associĂ© en 1997 a Ă©tĂ© plus que salutaire pour rĂ©introduire de façon intense dans le cursus des Ă©tudiant·es une matiĂšre qui nous semblait Ă  tou·tes centrale pour le profil « d’architecte gĂ©nĂ©raliste cultivĂ© Â» qui Ă©tait alors notre idĂ©al de formation. En rĂ©alitĂ©, grĂące au souffle crĂ©atif qu’il nous a apportĂ© – et Ă  la prĂ©sence Ă  nos cĂŽtĂ©s de Martin Steinmann, puis de Roberto Gargiani, entretemps nommĂ© professeur d’histoire – nous avons vĂ©cu un foisonnement particuliĂšrement intense de notre laboratoire de thĂ©orie et d’histoire (LTH). Un phĂ©nomĂšne d’émulation collectif qui, Ă  mon avis, n’avait pas eu d’équivalent auparavant Ă  Lausanne.

La revue matiĂšres – que Jacques a dirigĂ©e et orientĂ©e vers l’architecture contemporaine, lui confĂ©rant qui plus est une autre dimension, plus critique – est venue en quelque sorte consolider la diffusion de nos recherches, leur apportant une ampleur internationale qui manquait. À travers sa parution annuelle, elle a contribuĂ© Ă  faire de la thĂ©orie de l’architecture une marque essentielle et reconnue de l’ADN du DA. Or, de nos jours, la flamme commence fortement Ă  vaciller et les acquis s’estompent


J’écris ces quelques lignes pour tĂ©moigner de ma gratitude Ă  celui qui a Ă©tĂ© une inspiration constante pour ma propre pratique d’enseignant, de thĂ©oricien et d’architecte. J’ai eu la chance d’enseigner Ă  ses cĂŽtĂ©s durant de nombreuses annĂ©es et de connaĂźtre une amitiĂ©, qui tout en Ă©tant pour moi un peu inattendue – aprĂšs tout nous ne nous sommes rencontrĂ©s qu’Ă  son arrivĂ©e Ă  Lausanne – a Ă©tĂ© extrĂȘmement enrichissante et n’a fait que croĂźtre au fil du temps. Merci Jacques.

Bruno Marchand, professeur honoraire EPFL
Lausanne, le 19 octobre 2023

Jacques Lucan aimait les livres d’histoire. Il m’en avait conseillĂ© quelques-uns Â­Â­: toujours d’excellents conseils.

Je me souviens de Palmyre, l’irremplaçable trĂ©sor de Paul Veyne, publiĂ© en 2015, qui avait animĂ© nos discussions sur la ville et sur les rĂ©cits de voyage qui en avaient restituĂ© les images, mais Ă©galement sur les destructions qu’elle avait subies de la part des djihadistes et sur l’assassinat de Khaled al-Asaad, directeur gĂ©nĂ©ral des AntiquitĂ©s de Palmyre, auquel Veyne avait dĂ©dicacĂ© le livre. Les Ă©pisodes de barbarie des djihadistes avaient profondĂ©ment secouĂ© Jacques et je me demande quelle serait aujourd’hui sa rĂ©action face Ă  l’inarrĂȘtable montĂ©e de violence, jusqu’aux tous rĂ©cents Ă©pisodes que ses yeux n’ont pas vus.

Le plan du temple palmyrien de Bel – on se disait – aurait pu figurer dans la collection de plans carrĂ©s figurant en couverture de Composition, non-composition, le premier volume de la trilogie publiĂ©e par les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, suivi par PrĂ©cisions sur un Ă©tat prĂ©sent de l’architecture et, tout rĂ©cemment, par Habiter.

Tout le travail critique de Jacques Lucan se configure en tant que rĂ©ponse au questionnement, issu de L’ArchĂ©ologie du savoir, relatif Ă  la temporalitĂ© des idĂ©es et, en architecture, des Ă©difices qui en sont la concrĂ©tisation : Comment se fait-il que tel Ă©noncĂ© soit apparu et nul autre Ă  sa place ? En rĂ©alitĂ©, au-delĂ  des composantes autobiographiques ­– il racontait souvent avoir assistĂ© avec Ă©motion Ă  la leçon d’honneur de Foucault au CollĂšge de France – il ne rend pas compte des difficultĂ©s implicites que le transfert de la question foucaultienne Ă  l’architecture comporte. En effet, la critique architecturale exige une proximitĂ© avec les Ɠuvres que Jacques a toujours pratiquĂ©e en la considĂ©rant un Ă©lĂ©ment incontournable, d’accord sur ce point avec son compagnon de route Martin Steinmann.

Jacques Lucan a toujours Ă©tĂ© un enseignant passionnĂ©, ayant participĂ© Ă  la formation critique de milliers d’étudiants tant Ă  l’EPFL qu’à Marne-la-VallĂ©e, ainsi que dans les autres Ă©coles oĂč il a enseignĂ© ou donnĂ© des confĂ©rences, sans compter les nombreux lecteurs de ses livres. Lors de sa leçon d’honneur Ă  l’EPFL, le 13 avril 2015, il avait dĂ©fini l’enseignement comme « une porte d’entrĂ©e Ă  la recherche et non l’inverse Â» – paroles en contre-tendance consciente avec les principes rĂ©gissant l’école qui aujourd’hui lui rend honneur.

Dans les multiples formes qu’il a assumĂ©es, son engagement pourrait se rĂ©sumer Ă  la dĂ©fense acharnĂ©e de la thĂ©orie et, plus gĂ©nĂ©ralement, de la culture. À la fin de sa mĂ©morable leçon d’honneur, Jacques Lucan – l’homme Ă  la blanche chemise – dĂ©clarait ĂȘtre vigoureusement contraire Ă  la rĂ©vocation de la culture “vers une improbable sauvagerie libĂ©ratrice” : encore une prise de position opposĂ©e aux tendances pĂ©dagogiques actuelles, Ă©blouies par le mythe fallacieux du Learning by doing. Quel meilleur moyen de lui rendre hommage que de s’opposer Ă  une telle rĂ©vocation ?

Luca Ortelli
22 octobre 2023

Avec Jacques Lucan, l’architecture perd un de ses plus vaillants soldats, un de ses plus ardents et fidĂšles amoureux. Je l’ai connu Ă  l’École de Paris-Belleville Ă  la fin des annĂ©es 80. Une Ă©cole alors clivĂ©e entre deux factions dogmatiques, avec ce que cela emportait de caractĂšre moralisateur : les tenants de Le Corbusier et de l’espace moderne autour de Henri Ciriani d’un cĂŽtĂ©, et ceux de Louis Kahn et de la typo morphologie rossienne autour de Bernard Huet, le mentor de Jacques, de l’autre. Beaucoup d’étudiants se sentaient sommĂ©s de choisir leur camp. Et ce qui nous a rĂ©unis, lui le professeur, et moi l’étudiant, dans le fond, Ă©tait notre commun refus d’une telle injonction. Ce que j’ai alors expĂ©rimentĂ© avec lui Ă©tait, avant tout, un espace de libertĂ©, une grande lĂ©gĂšretĂ©, oĂč tout Ă©tait permis tant qu’on pouvait le justifier au nom de la thĂ©orie de l’architecture. Ainsi, il Ă©tait le seul avec qui je pouvais parler aussi bien du gothique que de Brunelleschi, de Perret, Le Corbusier, Koolhaas ou Nouvel, qui nous prĂ©occupaient alors.

Il est le premier Ă  m’avoir mis en contact avec ce cƓur ardent de l’architecture qu’est sa dimension thĂ©orique et je lui dois beaucoup de ce que je suis aujourd’hui en tant qu’architecte. À travers lui, j’étais aussi, pour la premiĂšre fois, mis en contact direct avec Mai 68 et son caractĂšre festif, novateur, intellectuel et non moralisant ; tous qualificatifs qui dĂ©crivent, d’ailleurs, bien Jacques lui-mĂȘme tel que j’ai eu le privilĂšge de le connaĂźtre.

Pour autant, ça n’est pas de notre petite histoire privĂ©e que je souhaite parler ici, mais bien plutĂŽt du fait que la libertĂ© qui m’a attirĂ© chez lui ne dĂ©crit pas seulement son caractĂšre, mais se situe au cƓur mĂȘme de ce qu’il reprĂ©sente en tant que figure intellectuelle et culturelle dans le champ de l’architecture. Comme tous les architectes de sa gĂ©nĂ©ration, il s’est nourri de Tafuri, de Rossi, de Venturi ou Stirling. Mais, bien au-delĂ , il s’est aussi nourri de littĂ©rature, de Proust notamment, qui a achevĂ© de sceller notre amitiĂ©, de philosophie, de Michel Foucault en particulier, qu’il allait Ă©couter au CollĂšge de France ; plus tard, Foucault l’autorisera, d’ailleurs, Ă  publier pour la premiĂšre fois son texte sur les hĂ©tĂ©rotopies dans AMC.

L’architecture est une discipline de la complexitĂ©, et Lucan un enfant des penseurs de la complexitĂ© des annĂ©es 60 et 70. À travers le refus des positions exclusives de ses collĂšgues de Belleville, il se posait lui-mĂȘme, dans le fond, en penseur de la complexitĂ© architecturale. Et si l’architecture constituait pour lui une discipline spĂ©cifique, il n’a eu de cesse de la confronter et de la nourrir en permanence Ă  la source d’autres champs de connaissance, en particulier l’art, l’histoire et les sciences humaines, avec comme point d’ancrage le fait qu’elle demeurait, avant tout, une affaire de dĂ©cryptage du sens des mises en forme de l’espace. En se plaçant ainsi au barycentre de plusieurs champs de connaissance sans jamais se dĂ©partir de l’architecture en tant que discipline autonome, il a inventĂ© une figure de thĂ©oricien singuliĂšre, qui lui a permis de travailler, depuis une quarantaine d’annĂ©es, aussi bien sur l’architecture ordinaire que sur Rem Koolhaas ou Le Corbusier dont il Ă©tait un des grands spĂ©cialistes, et qui lui vaut d’ĂȘtre aujourd’hui pleurĂ© aussi bien par des historiens que par des praticiens.

Lucan Ă©tait aussi lui-mĂȘme praticien. Il construisait, au sein du bureau qu’il avait fondĂ© avec son Ă©pouse Odile Seyler, bien que faisant souvent projet Ă  part, aujourd’hui rejoints par leurs enfants Paola et ThaddĂ©e – Étienne, leur fils aĂźnĂ©, lui, a choisi l’Ɠnologie, qui n’est pas non plus un sujet Ă©tranger Ă  Jacques. Cet aspect de la pratique est d’une importance fondamentale car, dans le champ architectural, elle est la condition de possibilitĂ© mĂȘme d’une thĂ©orie vivante. Elle est donc indissociable de ses Ă©crits et de son enseignement.

Jusqu’au bout, puisqu’il a passĂ© la derniĂšre aprĂšs-midi de sa vie Ă  en consulter en bibliothĂšque, Lucan a aussi Ă©tĂ© un homme de revues. En en dirigeant la rĂ©daction au dĂ©but des annĂ©es 80, il avait fait d’AMC une des revues europĂ©ennes les plus significatives. À l’EPFL, il a animĂ©, pendant des annĂ©es, la revue « matiĂšres », aux cĂŽtĂ©s de de Bruno Marchand et de Martin Steinmann tout d’abord, rejoints par les professeurs Gargiani et Ortelli par la suite. Au-delĂ , les revues, qui contiennent les Ă©crits des architectes et la description dĂ©jĂ  mĂ©diatisĂ©e de leurs projets, constituaient son matĂ©riau d’analyse de prĂ©dilection.

Ses recherches ont aussi Ă©tĂ© nourries de son enseignement. Lucan a Ă©tĂ© un des grands professeurs et confĂ©renciers europĂ©ens de sa gĂ©nĂ©ration, Ă  l’EPFL et Ă  l’École de la ville et des territoires Paris-Est, dont il Ă©tait l’un des co-fondateurs, en particulier.

Lucan, c’était aussi une puissance de travail et d’accomplissement exceptionnelles. Lui qui, Ă  la suite d’Annie Ernaux qui a Ă©tĂ© notre derniĂšre grande passion partagĂ©e, se qualifiait de « transfuge de classe » dans un monde architectural majoritairement bourgeois, travaillait, Ă  bas bruit, avec la tĂ©nacitĂ© de ceux qui savent tout devoir Ă  la besogne quotidienne.

En paraphrasant Deleuze on peut dire que, dans l’acception de Lucan, faire de l’architecture consiste Ă  inventer des concepts architecturaux. Lorsqu’il inflĂ©chit le concept de typologie en posant l’hypothĂšse que le logement est, par essence, vernaculaire ; quand il renouvelle le concept de composition en le confrontant Ă  celui de non composition ; ou qu’il pose l’hypothĂšse qu’on peut qualifier de « texturĂ© » l’espace de certains bĂątiments, il trace des plans de coupe Ă  travers notre culture commune qui l’éclairent d’un jour nouveau et renforcent notre capacitĂ© Ă  la faire Ă©voluer.

Par sa complexitĂ©, par son caractĂšre parfois insaisissable, Lucan lui-mĂȘme est une mĂ©taphore de l’architecture dans le sens oĂč, dans ses Ă©crits, le dĂ©voilement du mystĂšre participe de son Ă©paississement. Et c’est lĂ  que rĂ©side sa gĂ©nĂ©rositĂ© : Ă©laborer ainsi de nouveau concepts, c’est crĂ©er un dĂ©sĂ©quilibre qui nous incite, pour le compenser, Ă  participer Ă  la marche en avant de la pensĂ©e collective qu’est, par essence, l’architecture. C’est ainsi que de sa position de franc-tireur, armĂ© de son seul diplĂŽme d’architecte, il nous a dotĂ©s d’une intelligence commune qui lui survit.

© Éric Lapierre, octobre 2023


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