Le monde idéal et les enfers de la liberté d’expression

Dans le monde idéal, un journaliste peut accuser dans un article le responsable des travaux d'une commune d'avoir accepté des pots de vin en échange de l'attribution de travaux publics. L'accusation est relayée par d'autres médias en précisant qu'il ne s'agit pour l'heure que d'accusations formulées par un journaliste. Un juge d'instruction se saisit de l'affaire et enquête rapidement. S'il confirme les accusations, le municipal est jugé et éventuellement condamné. Le journaliste est félicité pour sa vigilance. Si les accusations s'avèrent infondées, le journaliste reçoit un blâme et on attachera moins de foi à l'avenir à ses accusations. S'il existe un soupçon fondé qu'il a lancé les accusations dans le seul but de nuire au municipal, le juge d'instruction ouvre une enquête pour établir les faits. S'ils sont avérés, le journaliste est jugé et condamné à une peine proportionnée au tort qu'il a causé.

Dans l'enfer 1, le journaliste qui a accusé le municipal est arrêté et condamné aux travaux forcés. Le journal qui a osé publier ses accusations est fermé et de lourdes amendes sont infligées à ses responsables et propriétaires. Tout ceci dans le but de protéger les autorités contre des accusations, justifiées ou non.

Dans l'enfer 2, des tabloïds se saisissent des accusations, les amplifient, hurlent à la corruption généralisée des autorités publiques et demandent des têtes. Les esprits s'échauffent, le municipal accusé est bousculé, on tire sur sa maison. Son épouse perd son emploi, ses enfants sont harcelés à l'école. Sous la pression populiste, le municipal se suicide. Les tabloïds déclarent qu'il a ainsi avoué sa culpabilité. Le journaliste à l'origine des accusations est promu dans la rédaction d'un tabloïd.

La liberté d'expression n'est qu'un élément d'un système politique de qualité. Elle peut contribuer à le façonner, mais il ne suffit pas de le proclamer haut et fort. Il faut mettre en place les institutions politiques et juridiques qui lui permettent de jouer son rôle. Il faut supprimer les mécanismes qui en font un instrument trop dangereux pour ceux qui en usent et ceux qui sont visés.