
Présentée en parallèle de l’exposition Histoires croisées à Archizoom, l’installation Les archives dévoilées: Alice Biro & Jeanne Bueche – réalisée en collaboration avec les Archives de la construction moderne : Barbara Galimberti, Kethsana Muong et Mathias Narbel – prolonge la réflexion sur la place des femmes dans l’histoire de l’architecture. En dévoilant deux parcours Iissus des archives suisses, elle élargit la perspective ouverte par Histoires croisées, interrogeant à son tour les conditions de visibilité, de reconnaissance et de transmission du travail des architectes.

INTRODUCTION
Dans les archives d’architecture, la présence des femmes reste exceptionnelle. Cette rareté ne s’explique pas uniquement par les statistiques, qui révèlent la faible proportion d’étudiantes et de professionnelles au cours du XXᵉ siècle. Elle résulte également des mécanismes de transmission et de conservation des fonds archivistiques : les ensembles retenus, puis décrits et finalement mis en valeur traduisent parfois des choix contingents, mais surtout des biais persistants, renforcés aussi par les attentes et les pratiques de recherche,qui ont longtemps orienté la conservation vers les figures consacrées et les réseaux dominants, très majoritairement masculins.
Dans ce paysage marqué par l’absence, aux Archives de la construction moderne de l’EPFL, deux parcours se distinguent comme des exceptions : ceux de Jeanne Bueche et d’Alice Biro. Leurs archives, conservées de manière autonome, sont attribuées directement à leur activité propre, sans être associées à un confrère ou à un partenaire. Bien que leurs carrières se distinguent par leurs contextes et leurs trajectoires, elles partagent une même origine, celle de la formation polytechnique, suivie à Zurich pour Bueche et à Lausanne pour Biro. Pour nombre de femmes de leur génération, ces institutions ont représenté une porte d’entrée décisive vers une profession encore largement fermée.
Les fonds de Bueche et de Biro ne livrent pas toujours une image complète de leurs parcours et certainesétapes demeurent peu documentées, tandis que d’autres apparaissent de manière fragmentaire. Ils permettent néanmoins de suivre des itinéraires individuels portés par des choix et des engagements propres, qui mettent en lumière à la fois les possibilités et les limites de la reconnaissance féminine dans l’architecture suisse du XXᵉ siècle. Ces documents invitent ainsi à réfléchir non seulement à la place des femmes dans les archives d’architecture et aux modalités de transmission de leur œuvre, mais aussi à la diversité des manières d’exercer ce métier en tant que femme.




ALICE BIRO
Les premières décennies du parcours d’Alice Biro (née Ascher, 1923-2018) ne sont pas documentées dans nos archives. Née en Hongrie et ayant grandi en Croatie, elle arrive en Suisse en 1943 avec sa famille comme réfugiée. Quelques mois plus tard, elle intègre la jeune École d’architecture et d’urbanisme de l’Université de Lausanne, rattachée à l’époque à l’École d’ingénieurs. En 1946, les deux écoles fusionnent pour former l’École polytechnique de l’Université de Lausanne (EPUL), ancêtre de l’EPFL. Elle y obtient en 1948 son diplôme, faisant partie de la première génération de femmes diplômées de cette institution.
Les documents que nous conservons concernent en grande partie sa formation. On y trouve des cahiers de cours, des projets d’études et le dossier de son travail de diplôme. Si le fonds a d’abord été acquis dans une perspective centrée sur l’histoire de l’enseignement de l’architecture, il a ensuite été complété par quelques ensembles relatifs à sa pratique professionnelle. Les étapes ultérieures demeurent fragmentaires, ce qui souligne les limites inhérentes aux logiques de sélection et de transmission archivistiques.
Après ses études, Alice Biro poursuit son expérience à Zurich, puis part en Finlande, où elle rejoint l’agence d’Alvar Aalto. Ce passage marque son approche de l’espace domestique et des matériaux, perceptible plus tard dans sa maison de Gockhausen réalisée en 1965, ainsi que dans plusieurs collaborations avec le bureau C. Lippert et A. v. Waldkirch (1957-1961), puis celui d’E. Neuenschwander (1961-1984). Elle participe également à des concours d’importance, tant en Suisse qu’à l’étranger, qui illustrent une volonté d’ouverture à la scène architecturale internationale et aux débats contemporains, même si ses réalisations demeurent souvent intégrées à des projets collectifs.
Son activité se déploie aussi sur le plan intellectuel. Membre de la Société suisse des ingénieurs et architectes dès 1958, puis du Werkbund suisse à partir de 1965, elle soutient en 1979 une thèse à l’Université de Zurich consacrée au langage architectural russe du XVIIIe siècle.



JEANNE BUECHE
Jeanne Bueche (1912–2000) appartient aux premières générations de femmes diplômées de l’École polytechnique fédérale de Zurich, à une époque où leur présence dans la profession reste rare. Formée dans les années 1930, elle suit l’enseignement rigoureux d’Otto Rudolf Salvisberg et elle s’ouvre, à travers le classicisme structurel d’Auguste Perret, à une approche constructive et expressive du béton armé. Son diplôme, obtenu en 1935, marque le début d’une carrière poursuivie sans interruption, malgré un contexte encore largement dominé par les hommes.
De retour dans le Jura après un passage en Allemagne, en Suède et à Lugano auprès de Rino Tami en 1941, elle ouvre son bureau à Delémont et développe une pratique solidement implantée dans sa région. Elle conçoit des maisons individuelles, des écoles, des bâtiments industriels et accompagne la modernisation d’un territoire en pleine transformation après la guerre. Son insertion ne se limite pas à l’échelle locale : elle rejoint la Société suisse des ingénieurs et architectes (SIA), la Fédération des architectes suisses (FAS), L’Œuvre, la Commission fédérale des beaux-arts, et participe en 1958 à la deuxième Exposition suisse du travail des femmes (SAFFA), affirmant sa place dans des réseaux professionnels élargis.
Son œuvre la plus marquante concerne l’architecture religieuse. Les chapelles de Montcroix, Corgemont ou Vellerat révèlent une conception attentive à la lumière et aux matériaux, traduisant les mutations spirituelles et sociales de leur époque. À côté de ces réalisations, elle construit aussi des édifices plus modestes et s’engage activement pour la sauvegarde du patrimoine rural jurassien.
Le fonds conservé aux Acm-EPFL retrace cette trajectoire sur plusieurs décennies à travers plans, correspondances, projets et concours, tandis que la vie privée y est peu représentée. Jeanne Bueche incarne ainsi une façon d’exercer le métier d’architecte en tant que femme au XXᵉ siècle, fondée sur une pratique régulière, enracinée dans un territoire et reconnue dans les réseaux professionnels.






