Promouvoir les grosses cylindrées sous couvert de promouvoir les voitures électriques

On sait que la production des batteries nécessite beaucoup d’énergie. Si cette énergie est d’origine fossile et si le courant qui remplit les batteries est aussi produit avec des énergies fossiles, alors une voiture électrique ne fait pas beaucoup pour le climat. La réalité n’est pas aussi sombre, mais même si elle l’était, le bilan CO2 de la Suisse ne serait pas dégradé par les voitures électriques, puisque ni les batteries ni le courant fossile ne sont produits en Suisse. Or, le Parlement prépare un système qui aura pour effet que chaque nouvelle voiture électrique vendue contribuera à dégrader le bilan CO2 de la Suisse. Pour comprendre comment il va réussir cet exploit contraire aux lois de la physique et peu souhaitable par rapport aux objectifs de réduction des émissions, il faut revenir sur la régulation des émissions de CO2 des nouvelles voitures (j’écris « nouvelles voitures » pour ne pas devoir écrire chaque fois « voitures de tourisme immatriculées pour la première fois »).

La loi sur le CO2 limite les émissions spécifiques (ce sont les émissions théoriques par Km parcouru dans les conditions idéales utilisées pour les mesurer) des nouvelles voitures à 130 g/km depuis la fin 2015. Cela ne signifie pas qu’il est interdit de mettre en circulation une voiture émettant plus de 130 g de CO2/km. Pour commencer, la valeur cible est adaptée au poids à vide du véhicule: les voitures pesant plus lourd que la moyenne des voitures immatriculées deux ans plus tôt (1532 kg pour 2017) bénéficient d'une valeur cible plus élevée. Si les émissions dépassent encore cette valeur cible spécifique, le dépassement est sanctionné avec un tarif progressif. Prenons par exemple la Porsche Cayenne S diesel; son poids à vide est de 2260 kg, donc sa valeur cible est de 163,3 g/km. Elle émet effectivement, selon homologation, 215 g/km, d'où un dépassement de 51 g/km. L'importateur qui vend cette voiture doit s’acquitter d’une sanction de 6'907 francs (prix indicatif de la voiture: environ 108'000 francs).

Par hypothèse, l'importateur répercute cette sanction sur le prix, ce qui devrait décourager l’achat de voitures émettant plus que la valeur cible. Mais cette sanction a été perçue comme trop lourde pour toutes les personnes qui sont obligées d’acheter des voitures puissantes. Dès lors, la loi prévoit que le dépassement ne soit pas calculé voiture par voiture mais pour l’ensemble des voitures vendues au cours d’une année par un importateur ou groupement d'importateurs (son "parc de voitures"). Ainsi, il suffit que notre importateur vende une Toyota Prius 1.8 Hybride (poids 1'400 kg, valeur cible 124 g/km, émissions 70 g/km, dépassement –53 g/km) pour qu’il puisse vendre la Porsche sans sanction. Les voitures électriques sont inclues dans le calcul des émissions d'un parc de voitures. Cela signifie que la vente d’une Renault Zoé par exemple (poids 1'480 kg, valeur cible 127.6 g/km, émissions 0 g/km, dépassement –127 g/km) permet de vendre deux Porsche Cayenne et une demie sans sanction. En d’autres termes, la famille P (« propre », « prudente », « pauvre » ?) qui achète une voiture moyenne émettant 70 g/km permet à la famille R (« réalo », « riche ») d’acheter une voiture émettant 215 g/km sans sanction. Si deux familles P achètent des Renault Zoé, elles permettent à cinq familles R d'acheter des voitures dépassant largement la valeur cible. Les familles P auront peut-être eu le sentiment d’avoir fait un effort pour le climat, mais il n’en est rien.

Avec ce système, on s’assure que les émissions de l’ensemble des nouvelles voitures ne soient pas inférieures à la valeur cible, donc que les Suisses n’achètent pas des voitures trop sobres en carburant. En fait, ce n’est pas encore une garantie suffisante. Le Conseil fédéral propose donc que les voitures électriques comptent double dans le calcul des émissions d’une flotte. Avec cette proposition, l'importateur qui vendra une Renault Zoé dégagera un "déficit" d'émissions de 254 g, ce qui lui permettra de vendre cinq Porsche Cayenne sans sanction.

Si toutes ces voitures parcourent 200'000 kilomètres au cours de leur vie, les émissions seront 38% plus élevées que si les six familles avaient acheté des voitures émettant chacune 130 g/km. En admettant donc que la sanction a un effet incitatif et les familles achèteraient des voitures conformes à la valeur cible si elles devaient payer une sanction pour son dépassement, alors l'achat d'une voiture électrique, en supprimant beaucoup de sanctions, peut conduire à une augmentation des émissions de CO2 en Suisse.

La surpondération des voitures électriques est présentée comme une mesure d’encouragement à leur vente. Comment est-ce possible ? Le raisonnement est que la sanction que la vente d’une voiture électrique permet d’éviter est "ristournée" à l'acheteur d'une telle voiture. Dans mon exemple ci-dessus, l'achat de la Renault Zoé permet d'éviter 34'500 francs de sanction pour les cinq Porsche Cayenne. Par conséquent, le prix de vente de la voiture électrique pourrait être réduit de ces sanctions qu’elle permet d’éviter. Rien ne garantit que cela se passe réellement ainsi, ce serait même surprenant par rapport à ce qu’on connaît de la répercussion des taxes. Il est beaucoup plus plausible de supposer que les 34'500 francs économisés seront répartis pour un tiers à la charge de ceux qui achètent les voitures déclenchant les sanctions, un tiers au bénéfice de celui qui achète la voiture permettant de l’éviter et un tiers pour le vendeur lui-même. Il resterait quand même encore 11'500 francs de bonus pour la voiture électrique. Pas sûr que cela soit suffisant pour motiver l’achat de ces voitures, surtout quand les consommateurs auront compris qu’un tel achat nuit au climat à cause du mécanisme de compensation.

De l'avis du Conseiller national Fabio Regazzi, l'incitation pour l'achat de voiture électrique n'est pas suffisante. Il a proposé dans une motion que les crédits d'émission des voitures électriques comptent pour un facteur 3,5. Dans notre exemple, la vente d'une seule Renault Zoé créerait des crédits de 444 gCO2, de quoi permettre la vente de presque neuf Porsche Cayenne sans sanction dans le régime actuel! Sous couvert de favoriser les voitures électriques, la motion va surtout soulager les importateurs et les amateurs de grosses cylindrées. On observera que Fabio Regazzi appartient aux comités politiques du TCS et de l'ASTAG…