Manga Queers recommandations

Les histoires de queers n’étaient pas mieux avant


Les rĂ©cits queers publiĂ©s, diffusĂ©s assez largement pour ĂȘtre traduits en français semblent avoir Ă©voluĂ©. Bien sĂ»r, une part peut venir du filtre de la sĂ©lection pour la traduction. Je trouve tout de mĂȘme intĂ©ressant de de voir comment les mangas LGBTQ+ japonais rĂ©inventent leur reprĂ©sentation des normes relationnelles ? DĂ©couvrons cela avec une sĂ©lection d’Ɠuvres
rĂ©centes qui abordent l’intimitĂ©, la communautĂ©, l’identitĂ© etc, sous des angles multiples et avec leurs propres schĂ©mas. 

Disclaimer : je n’ai aucune Ă©ducation formelle en Ă©tudes de genre ou Ă©tudes littĂ©raires, juste une passion pour l’organisation de bibliothĂšques. Je vous encourage Ă  interprĂ©ter mon style d’écriture comme la preuve que les rapports acadĂ©miques ont pris le pouvoir dans mon cerveau et l’abondance de rĂ©fĂ©rences comme un bingo personnel. J’ai surtout citĂ© des Ă©vĂ©nements
des premiers tomes de séries, pour beaucoup de raisons, avec les dates de publication japonaise pour une chronologie à mes yeux plus pertinente. 

 

Si vous voulez en savoir plus, ces courts articles (aucun n’étant en japonais car je ne peux pas lire dans cette langue) vous renseigneront sur :

  • Les codes de reprĂ©sentations dans les Boys Love : Febriani Sihombing, On The Iconic Difference between Couple Characters in Boys Love Manga (2011)
  • Les interprĂ©tations des dynamiques relationnelles dans les Boys Love par les publics japonais et amĂ©ricains : Andrea Wood, « Straight » women, queer texts : boy-love manga and the rise of a global counterpublic (2006)
  • L’évolution des romances lesbiennes et leurs liens avec les japonaises : Kazumi Nagaike, The Sexual and Textual Politics of Japanese Lesbian Comics (2010)
  • Certains schĂ©mas stĂ©rĂ©otypĂ©s dans les manga (travail de bachelor) : BĂĄra B.S. JĂłhannesdĂłttir, An Overview of Stereotyped Portrayals of LGBT+ People in Japanese Fiction and Literature (2021)
  • L’acceptation des homosexuel-le-s par les Japonaises et Japonais : PrĂ©sentation des rĂ©sultats du Stanford Japan Barometer, publiĂ©s le 23 Septembre 2024

 

Dans les prochaines pages, je vais d’abord vous donner un peu de contexte sur les Ă©voluions rĂ©centes des genres mettant en scĂšne des couples homosexuels. Les premiers schĂ©mas, dĂ©crits dans la partie 2, sont plus basĂ©s sur d’anciennes conventions du genre que certain-e-s artistes tentent de moderniser ; la partie 3 vous donnera un aperçu de ce que les personnes concernĂ©es veulent porter comme message et la derniĂšre partie prĂ©sentera des reprĂ©sentations plus diverses et positives.

 

Contexte du genre


À cette date (31-05-2025), le Japon n’autorise pas le mariage de couples homosexuels. Le maintien de la droite au pouvoir depuis la fin de la 2e guerre mondiale, ainsi que les difficultĂ©s que le pays connaĂźt autour de la natalitĂ©, ne laisse pas Ă  penser que les jugements qui s’accumulent parmi leurs
propres cours, qui déclarent que cette interdiction est contre la constitution du pays1, ne fassent progresser la question dans les prochaines années.

Les sondages rĂ©alisĂ©s auprĂšs de la population la montrent de plus en plus encline Ă  accepter un changement de loi, surtout parmi les jeunes gĂ©nĂ©rations et au quotidien les plus impliquĂ©s dans ces questions restent les membres de la communautĂ©. Les questions d’acceptation par les proches restent en gĂ©nĂ©ral du cas par cas : les figures parentales ou ĂągĂ©es acceptantes ne sont pas le monopole de la culture populaire. Malheureusement, les verdicts juridiques n’ont que peu d’impact Ă  long terme sur les rĂ©fractaires, dont la plupart ont grandi ou Ă©tĂ© Ă©levĂ©s dans l’homophobie omniprĂ©sente sur la scĂšne politique japonaise durant les annĂ©es 1970.

C’est dans ce mĂȘme contexte de prospĂ©ritĂ© Ă©conomique retrouvĂ©e que de nouveaux magazines de prĂ©publication de manga (avant leur sortie en tomes reliĂ©s) vont apparaĂźtre, Ă  un rythme accĂ©lĂ©rĂ© Ă  partir des annĂ©es 1980s, soutenus par la volontĂ© de dĂ©velopper l’influence culturelle du Japon. Parmi ces histoires, celles qui vont nous intĂ©resser pour la suite ont pour personnages principaux des personnes homosexuelles, dont la relation est un aspect central. Ils sont distribuĂ©s assez librement au Japon, Ă  l’instar des autres magazines de shonen ou shojo.

 

Les manga, en tant que produits culturels, empruntent aux codes familiers de leur lectorat pour dĂ©velopper une comprĂ©hension rapide du contexte et de l’histoire. Le lectorat identifiĂ© ou imaginĂ© comme Ă©tant majoritaire aura donc une influence sur le dĂ©veloppement du genre. L’idĂ©alisation de corps masculins massifs, mis en scĂšne dans leur exploration personnelle et relationnelle avec parfois des aspects autobiographiques, a formĂ© un genre appelĂ© geikomi ou Men Love par les occidentaux. Ces Ɠuvres sont Ă©crites pour un public gay, souvent par des homosexuels eux-mĂȘmes.

Les histoires autour de relations homosexuelles masculines ont aussi dĂ©veloppĂ© leur place parmi les sous-genres de shojo, les manga dont le public cible est composĂ© majoritairement de collĂ©giennes ou lycĂ©ennes. La structure de beaucoup de ces couples telle que reprĂ©sentĂ©e a donc de nombreux parallĂšles avec les dynamiques relationnelles d’un modĂšle traditionnel hĂ©tĂ©rosexuel, tout en pouvant puiser dans le pouvoir social que les personnages masculins peuvent incarner.

Ces parallĂšles sont aussi exploitĂ©s comme des codes implicites dans la reprĂ©sentation graphique des personnages, autant dans l’apparence que dans le maniĂ©risme, spĂ©cialement lorsque les dynamiques de pouvoir au sein de la relation sont Ă  la base du dĂ©veloppement de l’histoire. La
diffĂ©rence entre les yeux des protagonistes principaux dans About a love song (2023 – prĂ©sent), oĂč le thĂšme central est le consentement, ne peut pas entiĂšrement ĂȘtre justifiĂ©e par la diffĂ©rence d’ñge entre les personnages (les enfants ont proportionnellement de plus grands yeux que les adultes) : en plus de la forme montante de l’Ɠil, les cils sont plus dessinĂ©s et les textures dans l’iris plus complexes pour le personnage plus jeune. Ce ne sont pas des codes que l’on retrouve dans Le mari de mon frĂšre (2014 – 2017) ou dans L’histoire de papa, papa et moi (2022 – prĂ©sent), qui se concentrent plus sur des dynamiques sociales.

 

La fĂ©minisation des reprĂ©sentations des personnages masculins brouille Ă©galement la limite entre l’interprĂ©tation gay ou lesbienne de l’histoire, ce d’autant plus que le genre miroir des romances lesbiennes s’adresse Ă©galement plutĂŽt Ă  un public fĂ©minin. La notion forte d’une « amitiĂ© fĂ©minine spĂ©ciale » a Ă©tĂ© mise en lumiĂšre Ă  l’ouverture du Japon au milieu du 19e siĂšcle, moment oĂč des pratiques sociales comme l’existence des troupes de théùtre exclusivement fĂ©minines, encore reprĂ©sentĂ©es par des personnages secondaires de Mon petit ami genderless (2018 – 2023), ont pu ĂȘtre réévaluĂ©es Ă  la lumiĂšre des remises en question des contraintes sociales trĂšs fortes de l’époque fĂ©odale qui se terminait.

Au dĂ©but du 20e siĂšcle, les artistes mettaient dĂ©jĂ  en scĂšne des romances parfois sexualisĂ©es entre jeunes filles partageant un dortoir ; alors que dans les annĂ©es 1970s (quand paraĂźt notamment la cĂ©lĂšbre Rose de Versailles entre 1972 et 1973) l’aspect sexuel est totalement effacĂ© et les histoires
tragiques puisant dans la rĂ©alitĂ© des doubles suicides fĂ©minins utilisĂ©es pour mettre l’hĂ©tĂ©rosexualitĂ© en valeur, ce jusqu’aux parutions des annĂ©es 1990s oĂč l’identitĂ© lesbienne s’affirme.

Les histoires de Magical Girls viennent renouveler les inspirations des artistes amateurs, qui puisaient jusque-lĂ  dans les vieux contes europĂ©ens aux princesses en dĂ©tresse, et la diversitĂ© des rĂŽles des personnages augmente : ĂȘtre ou se faire passer pour un homme n’est plus un prĂ©requis pour ĂȘtre forte, entreprenante et charismatique. Le premier journal exclusivement dĂ©diĂ© Ă  la publication des Girls Love apparaĂźt en 2003 et comprend notamment un « courrier des lectrices » ouvert aux questionnements romantiques qui les animaient comme aux hĂ©tĂ©rosexuelles curieuses de la culture de leurs consƓurs. 

1 Un concept qui n’existait pas avant l’ouverture du pays au 19e siĂšcle, avec une version actuelle issue de longues nĂ©gociations avec les amĂ©ricains au dĂ©but de 1946.

 

Une homosexualité « accidentelle » [TW : violences sexuelles]


Lorsque j’ai commencĂ© Ă  m’intĂ©resser au genre, ma bibliothĂšque ne comprenait que des Ɠuvres de lycĂ©ens en pleine quĂȘte identitaire oĂč un baiser au dernier chapitre Ă©tait le point culminant de l’histoire comme dans Seven Days (2007 – 2009), ou des adultes qui couchaient d’abord et discutaient peut-ĂȘtre ensuite (parfois poussĂ©s par l’expression de « sentiments inexpliquĂ©s »). En particulier, des relations sexuelles Ă©taient prĂ©sentĂ©es comme un « soin » parfois magique pratiquĂ© par un homme de pouvoir (autant par sa maĂźtrise de la magie que par son rĂŽle social) sur un autre, dans une situation difficilement compatible avec un consentement libre et Ă©clairĂ©. Les univers autour pouvaient ĂȘtre particuliĂšrement violents, au sens verbal comme physique, surtout dans un cadre se voulant rĂ©aliste comme Twittering Birds Never Fly (2011 – prĂ©sent), oĂč le chef d’une bande de Yakuza veut guĂ©rir son nouveau garde du corps de son impotence traumagĂšne. Cet univers est hypersexualisĂ© autour de la figure du chef, alliant une homophobie explicite aux dynamiques de pouvoir du milieu. Leur relation se dĂ©veloppera en opposition aux trahisons et jugements, jouant avec les obligations de fidĂ©litĂ©. 

Une approche dichotomique n’est pourtant pas strictement nĂ©cessaire, comme des Ɠuvres plus rĂ©cemment publiĂ©es ou traduites l’ont montrĂ© : on peut aussi adresser ces moments, comme dans Plus que des amis (2015), oĂč des amis en collocation restaient chacun dans leur placard avant que l’un d’entre eux ne rentre ivre un soir. Leur premiĂšre relation intime n’était consensuel ni pour l’un (ivre), ni pour l’autre tentant de le maintenir Ă  distance : adresser ces moments n’est pas simple et leur prendra quelques chapitres Ă  se demander si l’autre s’en souvient, si mettre le tout sous le tapis est vraiment la meilleure option
 La confrontation de leur silence partagĂ© laissera la scĂšne Ă  un concurrent qui restait jusque-lĂ  dans l’ombre. Cette scĂšne mettant le plus jeune face Ă  une personne explicitement et sciemment entreprenante provoque en lui un dĂ©clic qui lui permet de faire le parallĂšle avec les Ă©lĂ©ments de sa vie. Il ne s’imaginait pas que son colocataire puisse nourrir des sentiments Ă  son Ă©gard avant qu’une dĂ©claration similaire ne se produise. 

Ce n’est pas un schĂ©ma qui se limite Ă  l’inexpĂ©rience adolescente, au contraire : le processus est joliment et clairement dĂ©crit par un personnage qui frise la quarantaine dans Old fashion cupcake (2019 – 2022). L’ivresse entre collĂšgues aprĂšs le travail est un classique de la vie d’entreprise au
Japon et, si le rapprochement entre les personnages se fait de façon plus progressive que la fougue lycĂ©enne ne le permet, elle peut toujours servir de prĂ©texte Ă  un trou de mĂ©moire opportun
 Dans ce contexte, on peut Ă©galement noter que la diffĂ©rence d’ñge n’est qu’indirectement la source de la dynamique de pouvoir (basĂ©e sur leur diffĂ©rence hiĂ©rarchique au travail) Ă  dĂ©construire entre les deux personnages pour qu’un consentement Ă©clairĂ© et explicite soit entendu des deux cĂŽtĂ©s. Socialement, elle met plus souvent en valeur l’homme plus jeune : les hommes japonais connaissent Ă©galement une pression Ă  se mettre en couple, mise en scĂšne dans le cadre professionnel ou familial, comme dans L’amour au micro-onde (2018). 

Du cĂŽtĂ© lesbien, la dynamique d’une aĂźnĂ©e idĂ©alisĂ©e par une plus jeune, sans mention explicitement charnelle et avec une Ă©vasion calculĂ©e d’amour romantique, ont cohabitĂ© avec les reprĂ©sentations plus crues dĂ©diĂ©es Ă  un public masculin. Cette dynamique ingĂ©nue et littĂ©ralement poĂ©tique se retrouve toujours dans des Ɠuvres comme Whispering you a love song (2019 – prĂ©sent) et peuvent se dĂ©cliner de nos jours au masculin comme dans About a love song (2020 – prĂ©sent), oĂč cette retenue est utilisĂ©e pour aborder la question du consentement dans une relation oĂč la diffĂ©rence d’ñge est importante. La frontiĂšre floue entre la romance et l’amitiĂ© s’exprime encore dans des Ɠuvres lesbiennes oĂč une amie d’enfance dans le placard nourrissait des sentiments pour une des protagonistes, et se place comme adversaire en dĂ©fendant sa position de confidente. On retrouve cet archĂ©type de personnage dans Bloom into you (2015 – 2019), Whispering you a love song, etc. Les deux concurrentes pour le cƓur de leur belle peuvent finir par s’allier pour le bien de leur crush, mise Ă  mal par un contexte adverse. 

Les yuri posent Ă©galement la question de l’identitĂ© personnelle au travers du prisme relationnel beaucoup plus explicitement. On retrouve typiquement le schĂ©ma d’une amoureuse Ă©perdue n’ayant pas conscience que l’élu de son cƓur est en fait une Ă©lue, jusqu’au moment oĂč
 La rĂ©vĂ©lation du genre de la protagoniste idĂ©alisĂ©e dans la figure du prince charmant est souvent vue comme une trahison et une confrontation est souvent de mise, Ă  la hauteur de la remise en question traversĂ©e. Ce dĂ©veloppement contraste avec l’utilisation de dĂ©guisements fĂ©minins dans Crimson Spell ou N°6 (2003 – 2011 pour le light-novel et 2011 – 2013 pour le manga), qui se fait
plus tard dans l’histoire et sert Ă  rĂ©vĂ©ler ou contraster une forme de beautĂ© dans le personnage. Le schĂ©ma conflictuel est prĂ©sent autant dans le manga français Hana no Breath (2018) et japonais She wasn’t a guy (2022 – prĂ©sent) que le comics amĂ©ricain La princesse et le croque-monsieur (2023). Dans les deux exemples occidentaux, le point culminant de la relation s’inscrit dans une confrontation de l’homophobie institutionnelle (ĂȘtre princesse, ça aide) ou sociale car l’apparente masculinitĂ© des protagonistes Ă©tait adoptĂ©e comme moyen de survie. Ces Ɠuvres contrastent avec le destin auparavant funeste des personnages androgynes cool et aventureux de ces romances qui ne respectaient pas les codes ingĂ©nus des relations de sororitĂ©. 

Ces deux aspects peuvent se mĂ©langer dans les Ɠuvres qui accordent une place plus centrale Ă  la question du genre, quand la perception par les autres devient un enjeu pour la personne concernĂ©e au-delĂ  d’une dynamique de camouflage. Dans Love me for who I am (2018 – 2021), l’amie d’enfance amoureuse de lae protagoniste principal(e) a une relation trĂšs conflictuelle avec les hommes et sa relation est grandement influencĂ©e par sa comprĂ©hension de l’identitĂ© de genre de son crush. Il n’y a pourtant jamais eu de secret, simplement une perception biaisĂ©e au service de ses propres besoins, qui se maintenait en vase clos jusqu’à ce que le hĂ©ros vienne provoquer un chamboulement Ă©motionnel et relationnel dans leur petit monde. J’en profite pour vous livrer ma joie de voir enfin un personnage masculin cisgenre pan ! 

Vivre l’homophobie banalisĂ©e [TW : actes homophobes]


La traduction a laissĂ© de cĂŽtĂ© beaucoup d’Ɠuvres du genre geikomi, plus difficile Ă  commercialiser sur le marchĂ© français que les sous-genres de shojo (genre dĂ©jĂ  mal-aimĂ© face Ă  son Ă©quivalent masculin). Ces histoires portent pourtant la voix de cette communautĂ© lorsqu’elles se veulent autobiographiques ou critiques de la sociĂ©tĂ© japonaise rĂ©cente : publier un rĂ©cit autobiographique peut aussi en exposer l’artiste. 

En prenant en compte que la formulation des sondages a une influence sur les rĂ©ponses, un sondage créé pour suivre l’évolution des mentalitĂ©s (le Stanford Japan Barometer) sur des questions de pratiques sociales et d’égalitĂ© des droits a trouvĂ© que les Japonais sont en moyenne plus critiques de la performance politique des personnes homosexuelles que les Japonaises, lorsqu’il s’agit de dĂ©signer qui serait apte Ă  occuper des postes de pouvoir. 

Dans un cadre moderne, mĂȘme dans les rĂ©cits oĂč l’homophobie n’est pas un des moteurs initiaux (comme elle l’est dans Eclat(s) d’ñme (2015 – 2018)), elle pointera souvent le bout de son nez Ă  un moment. Ses consĂ©quences ? La fuite des personnes visĂ©es, dans Le mari de mon frĂšre (2015 – 2016), et l’ostracisme pour celles et ceux restĂ©es sur place, comme dĂ©taillĂ© dans le cycle de one-shots de K. Nagata commencĂ© par Solitude d’un autre genre (2016). 

 

Une carriĂšre de mangaka reste un chemin tortueux mĂȘme au Japon, et lorsque les problĂšmes de santĂ© mentale rendent impossible de conserver un travail quel qu’il soit, comme pour K. Nagata, l’avis de ses proches sur elle devient d’autant plus important. La culpabilitĂ© Ă  l’idĂ©e de dĂ©cevoir ses
parents, qui l’hĂ©bergent en raison de ses problĂšmes financiers, la dĂ©vore, alors mĂȘme que la possibilitĂ© tangible de partager l’intimitĂ© d’une femme lui fait du bien : elle retrouve l’énergie de prendre soin d’elle, dans la perspective de plaire. La dĂ©couverte de soi et la revendication de ses envies commence Ă  rĂ©ussir, lĂ  oĂč la pression sociale incarnĂ©e par ses parents a Ă©chouĂ© dĂšs sa sortie de la scolaritĂ©. 

La notion de « rĂ©ussite en ligne droite », dans le travail comme en amour, n’est pas compatible avec les nombreuses expĂ©riences diverses nĂ©cessaires Ă  dĂ©velopper des critĂšres propres. Elle admet elle-mĂȘme la possibilitĂ© d’avoir trouvĂ© refuge dans les Boys Love : les relations sans femme, qui plus est homosexuelles, ne venaient pas remettre en question ses barriĂšres internes. La postface nous explique que ce blocage n’est pas propre qu’à l’autrice : dans une sociĂ©tĂ© oĂč la sexualitĂ© est trĂšs prĂ©sente comme produit marchand, l’éducation Ă  l’attention des jeunes est trĂšs lente Ă  se mettre en place. Le partage de son expĂ©rience sur internet a donc pu rassembler un intĂ©rĂȘt par un public en manque de reprĂ©sentations, qui l’a portĂ©e jusqu’à la publication. 

L’absence d’espaces et de moments dĂ©diĂ©s Ă  ces questions dans l’éducation des jeunes n’empĂȘche pas la transmission de prĂ©jugĂ©s au sein des familles et les comportements violents dans le cadre scolaire. Au contraire, ils peuvent les amplifier autant chez les persĂ©cuteur-ice-s que chez leurs victimes, quand la perception de ces attaques et de la façon dont elle souligne leur diffĂ©rence ne les distingue pas des marques de soutien qui peuvent aussi s’exprimer. Cet enjeu vĂ©cu Ă  la premiĂšre personne dans Eclat(s) d’ñme apparaĂźt aussi entre les gĂ©nĂ©rations du Mari de mon frĂšre, oĂč l’on voit le malaise des adultes se rĂ©percuter sur les relations amicales entre les enfants. 

Sur le plan familial, ne pas avoir eu de discussion ouverte entre les deux frĂšres au-delĂ  du terme « gay » (mĂȘme une fois que les parents ne font plus partie de l’équation) a provoquĂ© un malaise et une distanciation. Ne pas savoir comment aborder le sujet a grandement limitĂ© les conversations,
autant entre eux qu’avec les autres personnes qui les avaient vus grandir ensemble. Le tabou est prĂ©sentĂ© aussi bien sur ces relations que sur les discriminations qui les suivent, mĂȘme autour des problĂ©matiques du harcĂšlement Ă  l’école, laissant les personnes concernĂ©es sans ressources pour confronter ce qui leur arrive. Au contraire, les discours adverses ont su puiser dans les autres cultures et utiliser l’anonymat des rĂ©seaux sociaux pour se dĂ©velopper, comme nous le dit l’auteur dans la postface. 

Le contraste entre la situation du pĂšre vis-Ă -vis de l’homosexualitĂ© de sonfrĂšre et les rĂ©actions de sa jeune fille, qui dĂ©couvre Ă  travers le mari de son oncle une culture amĂ©ricaine plus dĂ©monstrative, sert autant pour le lecteur que pour le personnage Ă  motiver une remise en question des habitudes acquises. Il paraĂźt naturel qu’une enfant soit plus directe, insouciante et totalement acceptante de la relation entre son oncle et son mari, aux mĂȘmes personnes qui comprennent la rĂ©ticence de l’adulte Ă  utiliser le terme de gendre pour son invitĂ©. Le dĂ©clic se produit lorsque la mĂšre de la meilleure amie de la jeune fille lui interdit d’aller la voir tant que son oncle est lĂ  : la petite rapporte avec innocence des mots pris hors de leur contexte, qui laissent toute la place Ă  l’interprĂ©tation du pĂšre bien conscient de l’homophobie banalisĂ©e qui l’entoure.

 

Des représentations diverses [TW : violences relationnelles]

 

Une façon commune de prĂ©senter des reprĂ©sentations diversifiĂ©es est de placer le personnage principal au sein d’une communautĂ© de semblables. Ce qui rassemble ces personnes et les dĂ©finit comme un groupe unifiĂ© au sein du rĂ©cit varie largement d’une Ɠuvre Ă  l’autre, en fonction du public cible existant au Japon Ă  cette Ă©poque-lĂ .

L’exemple par excellence est Eclat(s) d’ñme, oĂč un jeune gay se rĂ©fugie auprĂšs d’une communautĂ© queer locale variĂ©e (je ne vais parler que des couples homosexuels mais il y a aussi des personnages trans et gendernon-conforming par exemple), unie par le besoin d’avoir un espace oĂč les gens seraient plus que « pas mĂ©chants ». Pouvoir partager un projet d’urbanisme d’importance locale, avec des personnes qui comprennent son besoin de communautĂ© autant que certains non-dits, lui redonne un but et un rythme en-dehors de la pression normative de ses cours et clubs extrascolaires. Sa rencontre avec un couple de lesbiennes sur un chantier brise littĂ©ralement un mur en lui, laissant filtrer des scĂšnes d’un futur avec son crush secret devenu envisageable. Il se montre Ă©galement discrĂštement comprĂ©hensif lorsqu’il apprend qu’une de ces deux femmes ne veut pas que son orientation ne s’ébruite : cette perception du monde et des enjeux de leur situation partagĂ©e est un fondement de la confiance qui s’établit. 

On gagne donc un aperçu de la vie d’autres personnes dans cette petite communautĂ©, de leurs propres histoires du temps oĂč elles vivaient isolĂ©es dans un environnement anxiogĂšne pressurisant de façon plus ou moins directe : l’exclusion des collĂšgues Ă  son coming-out, la rĂ©action des parents Ă  des images d’un mariage queer Ă  la tĂ©lĂ©vision… La difficultĂ© pour chaque groupe de voir au-delĂ  des intĂ©rĂȘts et valeurs de ses membres se perçoit au travers de la pitiĂ© que des parents peuvent exprimer envers d’autres parents d’un couple homosexuel, au contraire de la joie que la jeune femme cherche Ă  exprimer Ă  demi-mots au nom des nouvelles mariĂ©es. La diffĂ©rence entre le chemin parcouru pour sa compagne par rapport Ă  elle sur ces questions permettra de montrer autant les tensions de leur relation que leur complicitĂ© et comprĂ©hension rĂ©ciproque. Inclure le personnage principal dans une partie de ce conflit mais aussi de sa rĂ©solution, en lui offrant la mĂȘme glace de la paix que les deux partenaires partageaient, permettra au hĂ©ros d’admettre Ă  lui-mĂȘme ses sentiments et de les Ă©noncer Ă  voix-haute, Ă  son propre rythme et un peu mieux armĂ© face aux conflits internes qui l’animaient.


Dans des groupes plus homogĂšnes, les expĂ©riences dĂ©crites peuvent lĂ  aussi ĂȘtre plus variĂ©es que les schĂ©mas historiques ou les questions d’inclusion sociale pour des couples isolĂ©s. Les partenaires de All we need is love (2011 – 2013) ont chacune des problĂ©matiques a priori opposĂ©es, souvent dĂ©veloppĂ©es en arriĂšre-plan. La question de l’entrĂ©e dans la sexualitĂ© homosexuelle est floue dans cette Ɠuvre, oĂč la premiĂšre fois de l’hĂ©roĂŻne est un jeu pour son aĂźnĂ©e qui la provoque pour qu’elle accepte, sans rĂ©ellement se prĂ©occuper de l’impact que cela aura sur elle au-delĂ  de ce qui l’amuse. La jalousie face aux jeux que l’aĂźnĂ©e performe est vu comme un indice du dĂ©veloppement des sentiments de l’hĂ©roĂŻne envers son amie du lycĂ©e, qui se dĂ©bat de son cĂŽtĂ© dans une relation hĂ©tĂ©ro contrĂŽlante. La question de l’importance du sexe dans le couple est abordĂ©e au travers d’un
couple ouvert entre une personne asexuelle et une hypersexuelle. Un nombre rĂ©duit de personnages aux interactions trĂšs rĂ©guliĂšres et fluides permet d’aborder une multitude de points de vue qui font Ă©voluer le groupe entier.

RĂ©duire le champ d’action Ă  un label n’est pas gage de profondeur, qui dĂ©pend Ă©galement du ton de l’Ɠuvre et de l’expĂ©rience de l’artiste. L’an dernier, nous vous avions dĂ©jĂ  parlĂ© de Is love the answer? (2020 – 2021), oĂč malgrĂ© la prĂ©sence de nombreuses personnes Aro-Ace vivant des pĂ©riodes de leur vie diffĂ©rentes, leurs expĂ©riences restaient relativement homogĂšnes au regard de la diversitĂ© rĂ©elle de la communautĂ©. Les connaissances supposĂ©es du public sur ces labels, dans les Ɠuvres qui se veulent pĂ©dagogiques comme la dĂ©marche de recherche acadĂ©mique du personnage principal le laisse Ă  penser, renseigne Ă©galement sur la sociĂ©tĂ© japonaise. On voit notamment pour cet artiste que sa sĂ©rie suivante est publiĂ©e avant tout pour le public anglophone (publication primaire en ligne et en anglais).

 

La diversitĂ© peut Ă©galement ĂȘtre soupoudrĂ©e Ă  l’échelle individuelle, renouant avec les questions d’acceptation par la sociĂ©tĂ© autour de nouveaux thĂšmes ou de nouvelles pratiques. Je vois passer de plus en plus d’Ɠuvres qui « commencent parla fin », quand les protagonistes sont mariĂ©e-s ou emmĂ©nageant ensemble dĂšs les premiers chapitres. Plus de place peut donc ĂȘtre accordĂ©e Ă  la dĂ©couverte de l’autre et de cette forme de relation oĂč il faut bien souvent chercher par soi-mĂȘme. LĂ  oĂč le conflit est souvent le moteur des discussions ouvertes, la vulnĂ©rabilitĂ© peut Ă©galement ĂȘtre un premier choix lorsque le temps et l’intention se marient comme dans Good morning sunshine (2022).

Dans MariĂ©e Ă  ma meilleure amie, la stratĂ©gie sociale des mariages de convenance (mentionnĂ©e dans Is love the answer comme une stratĂ©gie de survie sociale entre personnes queers) permet Ă  deux amies d’échapper Ă  la pression sociale mise sur les femmes vers l’établissement d’une « situation stable ». Les dĂ©fis qu’elles rencontreront sont ancrĂ©s dans la rĂ©alitĂ© de la vie en commun, autant sur les diffĂ©rences de rythme personnel que la responsabilitĂ© vis-Ă -vis de dĂ©cisions mĂ©dicales, qui vient avec le statut d’épouse. L’adoption et la paternitĂ© partagĂ©e vient aussi avec ses joies et ses difficultĂ©s, teintĂ©es des problĂ©matiques autour de l’acceptation sociale comme Ă©noncĂ© avec tact dans L’histoire de papa, papa et moi, qui dĂšs le premier tome prĂ©sente aussi l’inconfort que peuvent provoquer des actes de soutien rĂ©alisĂ©s avec les meilleures intentions. 

Ces reprĂ©sentations diverses qui explorent plus en profondeur le champ des possibles permet Ă©galement de redĂ©finir la limite de la normalitĂ© et d’aborder des modĂšles relationnels qui parfois ne se dĂ©finissent que par leur non-conventionalitĂ©. Pour finir en beautĂ© (et parce que si vous avez lu jusque-lĂ , vous me laisserez bien m’étendre sur une demi-page de plus), j’aimerais prĂ©senter Vies d’ensemble – Au-delĂ  des mots (2022 – prĂ©sent), qui se distingue des prĂ©cĂ©dents au sens oĂč si les protagonistes finissent en couple, la sĂ©rie perdra tout intĂ©rĂȘt Ă  mes yeux. Pourquoi choisiraient-ils le cadre du couple quand les premiers chapitres soulignent l’étrangetĂ© de devoir trouver un mot pour prĂ©senter leur relation aux autres, choix qui tient presque de la lourdeur administrative ?

Une scĂšne unique concentre une rĂ©action hĂ©tĂ©ronormative d’un ancien qui parle de cĂ©lĂ©brer quand le protagoniste se trouvera une copine ; la prĂ©venance bienveillante d’un pĂšre de famille qui se trompe sur la raison qui pousse deux hommes Ă  vivre en colocation mĂȘme aprĂšs la fin de leurs Ă©tudes ; et les rĂ©flexions personnelles du personnage qui ne souffre pas des deux situations prĂ©sentĂ©es et va Ă  son rythme pour trouver le mot qui qualifie au mieux sa relation. Il n’y a pas de dĂ©sĂ©quilibre ou d’ambiguĂŻtĂ© apparente qui laisserait Ă  penser qu’un des deux a des sentiments romantiques Ă  l’égard de l’autre, chacun profitent de la prĂ©sence de l’autre pour enrichir leur vie et leur quotidien. La narration est d’une simplicitĂ© rafraĂźchissante sans s’empĂȘcher d’ĂȘtre explicite et terre-Ă -terre dans la nature des questionnements en jeu, tous Ă  faits propres Ă  leur relation.

Je n’ai pas encore eu le temps de lire le tome 4, sorti il y a quelques jours, mais si je ne devais vous recommander qu’une sĂ©rie de toutes celles Ă©voquĂ©es ce serait celle-lĂ . Elle incarne pour moi les espoirs de pouvoir un jour avoir un manga Ă  recommander pour chaque personne qui me demanderait « mais en fait ça fait quoi d’ĂȘtre 
 », autant pour ce qui me concerne que ce que je ne connais que par des tĂ©moignages de tiers. Pouvoir se retrouver et discuter d’une histoire neutre, qui montre des aspects spĂ©cifiques tout en n’ayant pas les enjeux d’une vie, est un point de dĂ©part trĂšs utile pour moi
 autant pour discuter avec des alliĂ©-e-s (actif-ves ou en devenir) qu’avec des personnes concernĂ©es !


Merci pour votre lecture, et j’espĂšre vous avoir fait dĂ©couvrir un ou plusieurs mangas qui rĂ©sonneront avec vous !