Premiers bâtiments: l’art dans une école technique

André Nallet, Jocky 27, aluminium et acier, 1979 (ACV, PP 642/85 © Christophe Foetisch) Marquant la porte d’entrée historique de l’EPFL, Jocky 27 domine les bâtiments qui l’entourent et surplombe le campus.

André Nallet, Jocky 27, aluminium et acier, 1979 (ACV, PP 642/85 © Christophe Foetisch) Marquant la porte d’entrée historique de l’EPFL, Jocky 27 domine les bâtiments qui l’entourent et surplombe le campus.

Intégrer l’art au sein de l’EPFL : telle est l’idée avancée par l’architecte Jakob Zweifel afin de développer la communication et la création au sein de l’école. En 1972, l’architecte réunit un groupe de travail qui lance plusieurs propositions novatrices. Au-delà des quatre sculptures réalisées dans la zone centrale, qui matérialisent l’idée des échanges entre art et technique, les travaux préparatoires du groupe ont d’abord pour but d’encourager la créativité des futur·e·s étudiant·e·s : fruit de ces réflexions, la salle polyvalente a notamment pu voir le jour, alors que d’autres idées – parfois plus audacieuses – n’ont pas été concrétisées.

Premières réflexions

En 1971, deux ans après la fondation de l’EPFL et à peine désigné pour la réalisation de son projet, Jakob Zweifel engage des discussions quant à l’intégration de l’art dans l’école1. Il souhaite éviter que l’EPFL se retrouve isolée suite à son déménagement sur le site d’Ecublens. Selon lui, « l’art ne doit pas être entendu dans sa signification traditionnelle mais comme le moyen de développer des échanges entre les utilisateurs et le monde extérieur »2. Malgré les contraintes budgétaires, un ambitieux projet d’incorporation de l’art dans une école polytechnique est imaginé.

Zweifel adresse une lettre à la Commission d’Implantation de l’EPFL à Ecublens (CIE) dans laquelle il souligne son intérêt pour la rencontre de la culture et de la technique. Il s’agit de la première occurrence attestant de son désir de mêler deux domaines qui pourraient sembler antagonistes. Il propose notamment d’instaurer des ateliers d’artistes dans l’école et de permettre une interaction directe entre les plans d’études et le travail effectué en leur sein : à travers cette interdisciplinarité, les artistes comme les étudiant·e·s trouveraient chez l’autre une manière nouvelle de comprendre le monde3.

Genèse du projet d’intégration artistique

En 1972, un « groupe de travail Art »4 est créé sous l’impulsion de l’architecte, qui, outre lui-même, sélectionne des personnalités de la vie culturelle nationale : Edouard Chapallaz, céramiste et professeur à l’Ecole des arts décoratifs de Genève ; Charles Georg et Michel Thévoz, conservateurs au Cabinet des estampes de Genève et au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne ; Martin Schlappner, rédacteur à la Neue Zürcher Zeitung et critique de cinéma5.

Les membres du groupe développent ensemble les idées esquissées en 1971 et exposent leurs réflexions dans un rapport daté de 1973. Selon eux, l’intégration de l’art doit dépasser la décoration pour « élargir le cadre d’expérience de chaque individu » et apporter à chacun·e une « meilleure compréhension de la société, de soi-même et de sa propre situation à l’intérieur de cette société »6. Il s’agit de favoriser l’indépendance des étudiant·e·s en leur donnant un accès libre aux ateliers d’artistes et en instaurant des lieux de rencontre et de pratique culturelle, à l’exemple d’une salle polyvalente ouverte aux arts vivants, et d’une forte présence des médias audiovisuels. Ces activités ont pour but d’animer la vie des étudiant·e·s en les empêchant de rester enfermé·e·s dans leur domaine d’étude.

Certaines propositions du groupe de travail Art, telles l’utilisation des cafétérias comme discothèques ou la création d’un cinéma7, ne pourront être réalisées par manque de place et de moyens. D’autres nécessitent encore d’être précisées8 et pour cela, un nouveau groupe de travail est fondé : la Commission d’Animation. Composée de membres du corps professoral, d’étudiant·e·s et d’employé·e·s de l’EPFL, elle doit concrétiser l’animation au sein de l’école. La notion est comprise de façon large, soit tout ce qui se situe en dehors des programmes d’enseignement et de recherche. L’animation doit surtout concourir « à la formation d’un esprit d’Ecole et d’une ambiance agréable pour ses membres »9, en encourageant notamment la participation des habitant·e·s de la région aux activités organisées sur le site. La Commission travaille de concert avec le groupe Art, qui continue d’exister en tant qu’organe exécutif extérieur à l’école. L’architecte et la Commission proposent notamment de mettre en place un concours d’idées pour l’animation artistique de la zone centrale, en collaboration avec la Commission fédérale des beaux-arts.

Concrétisation d’une idée : l’aménagement des quatre « cours d’art »

Lancé en avril 1977, alors que le chantier de la première étape est presque terminé, le concours d’idées constitue, à côté de la salle polyvalente, le seul point du rapport de 1973 à être immédiatement concrétisé. Il vise l’aménagement des quatre « cours d’art » bordant ce qui est alors l’entrée principale de l’EPFL. L’objectif est de créer des sculptures qui reflètent un dialogue entre l’art et les sciences. Les participants sont appelés à traiter un ou plusieurs thèmes en lien à la physique, à la chimie, à la statique, par exemple, et pour cela, ils sont invités à solliciter l’aide de chercheur·e·s ou d’étudiant·e·s de l’EPFL10. On les encourage en outre à donner une dimension interactive à leur sculpture, afin que les visiteur·euse·s aient la possibilité de se les approprier.

Malgré la réduction évidente des ambitions du projet initial et le retour à une compréhension plus traditionnelle des beaux-arts, les quatre sculptures réalisées perpétuent en partie l’objectif premier de Jakob Zweifel et du groupe de travail Art : le lien entre l’art et la technique. Par leur emplacement et leurs dimensions, elles visent par ailleurs à renforcer la visibilité de l’entrée de l’école, et aspirent à stimuler la communication entre les usager·ère·s de l’EPFL11. Toutes ne respectent cependant pas l’ensemble des points du cahier des charges, notamment la visibilité à cent mètres ou la possibilité d’interaction12.

Jocky 27 d’André Nallet, par exemple, est visible à grande distance mais n’est pas interactive. Elle respecte cependant l’objectif du lien entre l’art et la science, car, thématisant la question de l’équilibre, elle a nécessité plusieurs études pour garantir sa stabilité. Dans Cosmogonie de Gianfredo Camesi, la connexion entre le minéral et le végétal rapproche la sculpture des sciences naturelles ; l’œuvre est peu visible mais appelle à l’interaction par sa disposition. Cette invitation à la rencontre est également présente dans Pipo de Florin Granwehr, qui a nécessité une collaboration entre art et technique par l’emploi de matériaux industriels. Et si Echodrome de Gillian White et Albert Siegenthaler est cachée par les bâtiments qui l’entourent, l’interaction évoquée dans le cahier des charges en constitue la base puisque, fondée sur l’acoustique, elle nécessite un utilisateur actif13.

De « l’art » au « lard »

Comme en témoignent les interventions dans le journal de l’école Flash, les sculptures vont être mal comprises par les usager·ère·s de l’EPFL. Certains regrettent le supposé manque de créativité des artistes, considèrent les œuvres trop coûteuses ou inadaptées au site14.

D’autres tentatives d’intégration de l’art seront néanmoins entreprises dans la deuxième étape de construction, comme le travail d’Owsky Kobalt. Avec les architectes, elle réalisera une intervention artistique à grande échelle, s’étendant sur l’esplanade, la diagonale et l’ancienne entrée sud de l’école. De façon plus ponctuelle, des œuvres seront aussi achetées, telles qu’une sculpture de Max Bill. Plus tard, c’est surtout l’ArtLab qui réactivera les premiers objectifs du groupe de travail Art en présentant des expositions sur le campus.

Cette place croissante faite à l’art se retrouve dans d’autres grandes écoles. A l’Université de Lausanne, par exemple, elle se décline sous plusieurs formes : le bâtiment Anthropole, qui a été créé en collaboration avec l’artiste Roger Gerster15, accueille un espace d’exposition dédié à l’art contemporain et d’autres œuvres envahissent le campus à l’occasion des triennales de sculpture. L’ETH de Zurich possède quant à elle un espace pour exposer ses œuvres de manière temporaire. C’est cette formule qu’auraient souhaité certains étudiants de l’EPFL face à l’aménagement artistique des premières étapes de l’école16, au nom d’une vision finalement assez traditionnelle de l’œuvre d’art, que voulait justement dépasser le groupe de travail Art dans les années 1970.

Francesca Bianchi (EPFL, architecture), Ludivine Cottier (UNIL, histoire et esthétique du cinéma), Florent Dubois (EPFL, architecture), Lucas Iliani (UNIL, histoire et esthétique du cinéma)

Crédits iconographiques

Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod (ACV)

Notes

1. Jakob ZWEIFEL, « Intégration des différentes activités d’art dans la planification de l’EPFL et dans la réalisation de l’étape 1 », 8 septembre 1971 (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
2. Rapport du groupe « Art », février 1973, p. 1 (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
3. Jakob ZWEIFEL, 1971, op. cit.
4. Ibid.
5. CIE, Document d’acceptation du groupe de travail Art, 8 mars 1972 (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
6. « Rapport du Groupe “Art” », février 1973, point 2.31 (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
7. Ibid., point 4.2-4.3.
8. PV de la CIE, 18 avril 1973, sous « Discussion du rapport ‘’Art’’ » (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
9. Bureau de planification, « 3.0.10 Intégration des Arts », 8 mai 1973 (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
10. « Historique relatif à l’intégration de l’art dans la construction de la nouvelle école polytechnique fédérale de Lausanne à Ecublens », document à l’intention des participants au 1er tour du concours d’idées, avril 1977, p. 3 (Archives cantonales vaudoises, Fonds Claude Nicod).
11. « Rapport du Groupe “Art” », février 1973, op. cit., p. 1.
12. « Historique relatif… », avril 1977, op. cit., p. 4.
13. Sur les sculptures, voir Véronique MAURON, Présence artistique sur le campus de l’EPFL, rapport dirigé par les Affaires culturelles et artistiques, EPFL, 2015 et www.epfl.ch/campus/art-culture/fr/musees-expositions/oeuvresart/.
14. Voir notamment les articles de Jacques Neirynck et Claude Nicod dans Flash, n° 2, 2 février 1988, p. 4 et n° 3, 16 février 1988, p. 4.
15. Voir le site des 30 ans de l’Anthropole : wp.unil.ch/anthropole30/ceramique-jaune-rouge-et-bleue-oeuvre-discrete-et-monumentale/.
16. Voir les différents articles dans Flash, op. cit..

Vue d'une partie de la façade montrant au niveau inférieur quatre fenêtres disposées de manière symétrique entrecoupées verticalement de panneaux métalliques gris ; et au niveau supérieur la terrasse couverte d'un treillis bleu triangulaire et une façade rouge en retrait.

Des panneaux gris en tôle d’aluminium, une toiture portée par un treillis métallique bleu, des espaces modulaires vivement colorés: c’est la façade type des premiers bâtiments de l’EPFL.

Entrée du bâtiment GR avec textes de signalisation sur les portes et sur un panneau indépendant.

Au sein de l’école comme au-delà, plusieurs graphistes vont marquer de leur empreinte le visage de l’EPFL au fil de ses cinquante premières années.

Vue du studio de télévision avec chaise, matériel d’éclairage, rideaux et fond vert.

Le déménagement de l’école dans les années 1970 coïncide avec d’importantes réflexions sur l’usage des moyens audiovisuels dans la pédagogie universitaire.