Premiers bĂątiments: Jakob Zweifel, architecte

Jakob Zweifel devant le plan directeur rĂ©visĂ© de l’EPFL en 1978 (photo Eric Labhard, dans Joedicke, 1996, p. 137)

Jakob Zweifel devant le plan directeur rĂ©visĂ© de l’EPFL en 1978 (photo Eric Labhard, dans Joedicke, 1996, p. 137)

L’architecte des premiers bĂątiments de l’EPFL est peu connu du grand public. Jakob Zweifel fut pourtant l’une des figures marquantes de l’architecture moderne d’aprĂšs-guerre en Suisse. Ce forestier de formation, diplĂŽmĂ© de l’Ecole polytechnique de Zurich, gagne une certaine renommĂ©e en rĂ©alisant des bĂątiments publics. En Suisse romande, il se fait avant tout connaĂźtre comme l’architecte de l’un des secteurs de l’Expo 64. Tout au long de sa carriĂšre, Jakob Zweifel conçoit de nombreux ouvrages oĂč les principes de rationalitĂ©, de flexibilitĂ© et de modularitĂ© rĂ©gissent la conception des espaces. A Ecublens, il cherche Ă  rĂ©aliser une Ă©cole aussi conviviale sur le plan social qu’efficace sur le plan constructif.

Un architecte dans l’aprùs-guerre

Originaire du canton de Saint-Gall, Jakob Zweifel (1921-2010) Ă©tudie l’architecture Ă  l’Ecole polytechnique fĂ©dĂ©rale de Zurich, d’oĂč il sort diplĂŽmĂ© en 1946, Ă  la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe se trouve alors en plein tournant Ă©conomique et social. Dans ce contexte, une certaine Ă©mulation traverse le milieu des architectes ; les villes sont reconstruites, les gens voyagent Ă  nouveau plus facilement, les idĂ©es, les revues et les modĂšles circulent. Les protagonistes de l’époque moderne sont toujours actifs et exercent encore une forte influence sur le dĂ©bat architectural. 

C’est dans ce contexte et au sein d’une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’architectes que Zweifel dĂ©bute sa carriĂšre. Il ouvre son premier bureau en 1949 Ă  Glaris (Zweifel + Marti) puis un deuxiĂšme Ă  Zurich (Zweifel + Strickler) la mĂȘme annĂ©e. Peu aprĂšs, il gagne un premier concours pour le foyer des infirmiĂšres de l’hĂŽpital cantonal de Zurich. En 1964, il est responsable du secteur La Terre et la ForĂȘt pour l’Exposition nationale Ă  Lausanne. Une annĂ©e plus tard, il dĂ©veloppe un projet pour le Centre de recherches agricoles Ă  Saint-Aubin, dans le canton de Fribourg. Quelques mois aprĂšs son achĂšvement, la conception des premiers bĂątiments de l’EPFL dĂ©bute. En 1971, Zweifel ouvre une extension de son bureau zurichois Ă  Lausanne (Zweifel + Strickler + AssociĂ©s). DĂšs lors, il commence la navette entre les villes, laissant la responsabilitĂ© des activitĂ©s commerciales locales Ă  ses partenaires.

Frise chronologique des réalisations majeures de Jakob Zweifel Frise chronologique

Frise chronologique des réalisations majeures de Jakob Zweifel (cliquer pour agrandir)

Influences

« On m’a dĂ©jĂ  demandĂ© quels architectes parmi les pionniers de la modernitĂ© Ă©taient d’un intĂ©rĂȘt particulier pour moi (…). Il n’est guĂšre possible de limiter cette question Ă  un seul nom, je ne me suis pas senti obligĂ© de respecter une seule “idĂ©ologie” architecturale et les suggestions sont donc de nature diverse. Â»1

L’architecture de Jakob Zweifel est fortement nourrie par le mouvement moderne, mĂȘme s’il revendique une certaine indĂ©pendance vis-Ă -vis de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Il apprĂ©cie par exemple Le Corbusier pour ses propositions rationnelles d’urbanisme et pour ses toitures terrasses. Il s’intĂ©resse aux rĂ©alisations de Mies van der Rohe pour l’utilisation innovante des matĂ©riaux que sont le verre et l’acier et pour le caractĂšre anonyme des espaces qu’il crĂ©e. Il accorde Ă©galement une certaine attention aux travaux de Frank Lloyd Wright pour la fluiditĂ© de ses bĂątiments et le dialogue qu’il instaure avec le paysage environnant2.

Rationalité

La gĂ©nĂ©ration de Jakob Zweifel a indĂ©niablement Ă©tĂ© marquĂ©e par la pensĂ©e du mouvement moderne en architecture. Pour les tenants du mouvement moderne, l’application de principes industriels appliquĂ©s Ă  l’architecture avait notamment une visĂ©e fonctionnaliste : il s’agissait d’identifier et de sĂ©parer les diffĂ©rentes fonctions du bĂątiment. Leur application se traduisait aussi dans certains cas par la crĂ©ation de structures porteuses simples et rĂ©guliĂšres et par une conception des circulations Ă  l’intĂ©rieur des Ă©difices, sĂ©parĂ©es en diffĂ©rents flux. 

Cette rationalitĂ© fonctionnaliste caractĂ©rise les premiers bĂątiments de l’EPFL : la standardisation et la systĂ©matisation de la structure, mais surtout la construction de passerelles permettant de sĂ©parer le flux piĂ©ton du flux automobile constituent autant d’élĂ©ments hĂ©ritĂ©s du modernisme architectural. Quelques annĂ©es aprĂšs le concours pour l’EPFL, lorsque Jakob Zweifel participe Ă  l’appel d’offre international de l’universitĂ© d’Annaba en AlgĂ©rie en 1975, il reprendra l’idĂ©e de sĂ©paration des fonctions. Ce projet est trĂšs similaire Ă  celui de l’EPFL : on y retrouve la trame modulaire dĂ©jĂ  prĂ©sente Ă  l’Ecole polytechnique et une circulation piĂ©tonne indĂ©pendante usant de toitures terrasses et de passerelles permettant aux automobiles de transiter librement au niveau du sol.

Flexibilité

Jakob Zweifel porte Ă©galement une grande importance Ă  la flexibilitĂ© de ses espaces. Ses bĂątiments sont pensĂ©s pour pouvoir Ă©voluer dans le temps, afin de rĂ©pondre notamment Ă  l’augmentation du nombre de leurs usager·Úre·s. Les espaces qui en rĂ©sultent sont anonymes, c’est-Ă -dire qu’ils ne sont pas assignĂ©s Ă  une fonction unique. La flexibilitĂ© caractĂ©rise les ouvrages de Jakob Zweifel dĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre. Pour le projet du Foyer des infirmiĂšres Ă  Zurich en 1952, il conçoit un bĂątiment dont les diffĂ©rents corps se dĂ©ploient autour d’un noyau central. La structure simple et rationnelle du plan offre une trĂšs grande souplesse de disposition des locaux. 

Dans le projet de l’Ecole polytechnique de Lausanne, la grille neutre juxtaposĂ©e sur le site dĂ©finit les rĂšgles pour le dĂ©veloppement futur mais ne fixe pas l’usage des espaces ni les formes des bĂątiments. Cette grille cherche uniquement Ă  fixer une typologie, suffisamment flexible, qui permette un maximum de combinaison entre les types d’espaces.

Modularité

La modularitĂ© est une caractĂ©ristique qui revient de maniĂšre rĂ©currente chez Zweifel, tout comme on la retrouve chez Mies Van der Rohe, figure emblĂ©matique du mouvement moderne. Zweifel dĂ©finit un module, souvent Ă  base carrĂ©e, qu’il juxtapose et rĂ©pĂšte de maniĂšre Ă  Ă©tablir une grille. De lĂ  dĂ©coule toute l’organisation structurelle et spatiale du bĂątiment. 

Pour la conception des bĂątiments de l’EPFL, Zweifel et ses associĂ©s doivent composer avec un site naturel, vierge de constructions, sur lequel ils superposent une grille. Le projet consiste, dans le cas particulier, Ă  dĂ©finir des rĂšgles qui pourront ĂȘtre jouĂ©es par d’autres architectes qu’eux-mĂȘmes. Le rĂ©sultat est un tapis extensible vouĂ© Ă  Ă©voluer au cours du temps. La modularitĂ© est aussi une caractĂ©ristique du pavillon rĂ©alisĂ© pour le secteur Terre et forĂȘt de l’Exposition nationale de 1964. NĂ©anmoins elle rĂ©pond, cette fois-ci, aux exigences du principe « multicellulaire Â» qui rĂ©git l’ensemble de l’Expo, plutĂŽt qu’à une Ă©volution potentielle du pavillon dans le temps.

Croissance

Zweifel accorde une importance particuliĂšre au caractĂšre Ă©volutif des bĂątiments. En effet, il considĂšre que l’architecture doit rĂ©pondre Ă  une demande susceptible de changer dans le temps. Selon lui, l’architecte ne doit pas fixer des espaces ou des formes. Il doit plutĂŽt dĂ©finir une typologie. La neutralitĂ© typologique qui caractĂ©rise ses rĂ©alisations ouvre une potentielle redĂ©finition des fonctions attribuĂ©es Ă  chacun des espaces. Par exemple, il est possible de changer la disposition des cloisons d’une piĂšce, comme Zweifel l’envisage au foyer des infirmiĂšres de Zurich. 

Mais la prise en compte du caractĂšre Ă©volutif s’exprime aussi Ă  travers l’attention qu’il porte au principe de croissance. Zweifel marque certains de ses bĂątiments d’un geste qui reviendrait Ă  postuler le caractĂšre infini des Ă©lĂ©ments constructifs, comme si l’ouvrage Ă©tait destinĂ© Ă  s’étendre. Cette pensĂ©e est exprimĂ©e au niveau du plan, comme Ă  l’EPFL, ou encore au niveau d’un dĂ©tail de façade ou de toiture, comme au foyer des infirmiĂšres de Zurich ou au centre agricole de Saint-Aubin.

Architecture naturelle

Forestier de formation, Jakob Zweifel entretient un rapport particulier Ă  l’environnement naturel. Il compare la croissance architecturale Ă  la croissance des plantes : « Les plantes Ă©voluent en s’adaptant au milieu… se transformant avec une tendance spontanĂ©e vers le perfectionnement pour aboutir Ă  une esthĂ©tique spĂ©cifique oĂč chaque essence dominera l’espace par sa beautĂ©Ì Â»3. Comme d’autres figures de l’architecture moderne de l’entre-deux-guerres avant lui – Ă  l’instar de Frank Lloyd Wright ou d’Alvar Aalto par exemple –, Zweifel conçoit l’environnement bĂąti dans un dialogue constant avec l’architecture paysagiste. 

Dans les premiers bĂątiments de l’EPFL, la relation avec le contexte naturel est essentielle. L’implantation du bĂątiment se conforme Ă  un plan orthogonal. Avec ses cours vĂ©gĂ©talisĂ©es situĂ©es au cƓur de l’édifice, le projet rĂ©serve une place de choix Ă  la nature. Quatre ans plus tĂŽt, en 1965, Jakob Zweifel avait rĂ©alisĂ© de premiĂšres expĂ©rimentations dans le cadre de la construction du Centre de recherches agricoles de Saint-Aubin. La structure en tapis offrait une Ă©chappĂ©e visuelle sur les champs environnants et la plaine de la Broye. Il s’agissait de tisser une relation harmonieuse entre l’architecture et le paysage, tout en confĂ©rant Ă  l’édifice une identitĂ© forte.  

Conclusion

Jakob Zweifel a Ă©tĂ© fortement nourri par le mouvement moderne en architecture et les dĂ©bats qui le traversĂšrent. Les principes de rationalitĂ©, d’anonymat des espaces, de flexibilitĂ©, de modularitĂ© et de croissance qui caractĂ©risent ses diffĂ©rentes rĂ©alisations, et les premiers bĂątiments de l’EPFL en particulier, constituent les traces les plus visibles de cet hĂ©ritage. Si Zweifel s’est notamment illustrĂ© dans le domaine de l’architecture acadĂ©mique, une trĂšs grande continuitĂ© conceptuelle caractĂ©rise les diffĂ©rents bĂątiments publics qu’il rĂ©alise entre 1950 et 1980. 

Valentine Compain, Sébastien Lorenzini, Camille Wetzel (EPFL, architecture)

Crédits iconographiques

Archives de la construction moderne, EPFL, Fonds Jakob Zweifel (ACM)
Archives cantonales vaudoises/MédiathÚque EPFL (ACV/MédiathÚque EPFL)
ETH-Bibliothek ZĂŒrich (ETHZ-B)
MédiathÚque EPFL Musée historique de Lausanne, Fonds Henry Wyden (MHL)
Max BILL, Le Corbusier, Oeuvre complĂšte, 1934-1938, Editions Girsberger, Zurich 1951 (Bill, 1951)
« Centre de Recherches Agricoles à St-Aubin FR, J.R. Geigy AG : Architekten Jakob Zweifel und Heinrich Strickler », Das Werk : Architektur und Kunst, vol. 57, 1970 (Werk, 1970)
Ecole Polytechnique fĂ©dĂ©rale de Lausanne. Richtplan Nov. 1970, Arbeitsgruppe ZĂŒrich, Zurich, 1970 (EPFL, 1970)
JĂŒrgen Joedicke, Jakob Zweifel, Architekt: Schweizer Moderne der zweiten Generation, Baden, Verlag Lars MĂŒller, 1996 (Joedicke, 1996)
Carsten KROHN, Mies Van der Rohe – The Built Work, BĂąle, BirkhĂ€user, 2014 (Krohn, 2014)
« Schwesternhochhaus zum Kantonsspital ZĂŒrich », Bauen + Wohnen = Construction + habitation = Building + home: internationale Zeitschrift, vol. 13, 1959 (Bauen + Wohnen, 1959)
« UniversitÀt Annaba, Algerien », Bauen + Wohnen = Construction + habitation = Building + home: internationale Zeitschrift, vol. 32, 1978 (Bauen + Wohnen, 1978)

Notes

1. (Notre traduction) Jakob ZWEIFEL « Hauptwerke », in JĂŒrgen JOEDICKE, Jakob Zweifel, Architekt: Schweizer Moderne der zweiten Generation, Baden, Verlag Lars MĂŒller, 1996, p. 38-39.
2. Idem.
3. CitĂ© par Pierre-Alain CROSET, « Dorigny : la question thĂ©orique de l’architecture », Habitation : revue trimestrielle de la section romande de l’Association Suisse pour l’Habitat, vol. 51, no 11, 1978, p. 3.

Premiers bñtiments: quels modùles pour l’EPFL?

Dans les annĂ©es 1960, l’architecture acadĂ©mique entre dans une pĂ©riode de transformation. Les constructions universitaires prennent l’apparence de petites villes modernes.

Mise en évidence des axes par des flÚches rouge sur le plan en forme de grille.

Premiers bñtiments: le concours d’architecture

Le projet du bureau Zweifel + Strickler + AssociĂ©s sera dĂ©signĂ© laurĂ©at du concours: un systĂšme en grille rĂ©guliĂšre susceptible de s’Ă©tendre Ă  grande Ă©chelle au grĂ© des besoins.

Le volume du projet de 1971 pour la nouvelle EPFL est vu depuis les hauteurs d’Ecublens. Il est reprĂ©sentĂ© en blanc et contraste avec les Alpes en arriĂšre-plan.

Premiers bĂątiments: la bataille des tours

Au moment de sa mise Ă  l’enquĂȘte cependant, en 1973, la variante proposĂ©e comporte une sĂ©rie de tours, dont l’intĂ©gration dans le paysage fait polĂ©mique.

Photographie des terrasses de l'EPFL. Les fleurs orange débordent abondamment des bacs et leur couleur se confond avec celle de la façade.

Premiers bĂątiments: un projet paysager

Ursula Schmocker-Willi et Jakob Zweifel collaborent Ă  la conception paysagĂšre de la premiĂšre Ă©tape de l’EPFL, oĂč ils donnent une large place Ă  la vĂ©gĂ©tation.