Traverser, par Sophie Rivara

3ème Lauréat du concours de nouvelles 2021

Elle a fixé le bleu sombre et irisé sur lequel se reflétait le soleil.

La sensation est partie quelque part en elle, comme un picotement, d’abord. Puis un ruissellement sourd, diffus, qui montait, grandissait, s’immisçait partout. Une cascade d’elle ne savait trop quoi. Les images dansaient dans sa tête.

Osera-elle franchir le pas ? Et si ça se passait mal ? Grande inspiration. Elle garde l’air dans ses poumons. Elle tremble en pensant à l’autre côté. Elle en a envie, elle le sent, mais avant l’autre bord, il y aura la traversée. Dilemme colossal. L’appel du large face à la peur de l’inconnu. Contracter le diaphragme, expirer, se remplir de vide et être soulagée. L’autre rive l’attend. Mais il y aura la traversée.

Inspirer, plus vite cette fois, besoin d’air. Expirer, en toute hâte. Il y a la traversée. Inspirer encore, beaucoup. Trop. La traversée. Inspirer. Plus le temps d’expirer. La traversée. Des tremblements, de l’eau salée en désordre sur ses joues. La traversée. Haleter. Trop d’air. Traversée. Panique. Angoisse. Traverser.

Noir.

Ça va ?

Ce n’est plus le bleu qu’elle voit, elle fixe le noir. Profond, impénétrable.

Je crois que j’ai peur.

Submergée, elle referme les yeux, et convoque encore les images. Des fragments de mémoire, des sensations, presque. La traversée.

*


Il y a eu le départ, l’euphorie, les premiers bords, puis l’arrivée du mal de mer. Cette impression diffuse que la nausée ne la quitterait plus jamais. Puis un cri. Dauphins. Et le mal de mer de disparaître, éclipsé dans l’esprit et le corps tout entiers dédiés à l’observation des mammifères marins. Un spectacle à l’improviste, terminé tout soudain. Restent le souvenir des sauts devant le soleil couchant et l’adrénaline qui reflue une fois les dauphins disparus. Et le mal de mer de revenir, mais comme atténué. La mer la gagne, petit à petit.

Il y a eu les phares qui se succédaient le long des côtes, arborant chacun un pyjama distinct. Le soir, compter les éclats, suivre les alignements de clochers, de bouées, la danse des lampadaires comme seul guide dans l’obscurité. Les premières nuits à bord, au rythme de la lune. Ancre, réveil, chenal, écluse. Navigation côtière. S’habituer à la cabine, aux craquements, à l’espace restreint.

Dernier avitaillement. Entre excitation, doute, peur et impatience, elle foule une dernière fois le quai flottant, elle embarque. On largue les amarres. Cap plein ouest. L’Atlantique. Premier soir sur l’océan. Un grain. Panne de pilote automatique, la drisse de génois qui lâche. Réparations, monter au mât à l’aube pendant une accalmie, et se dire qu’après ça, rien n’aura raison de nous. C’était la première nuit. Nous n’étions pas prêts.

*


Faut-il renoncer sous prétexte qu’on n’est pas à la hauteur ? Ou bien peut-on s’élancer et voir, tout simplement, ce que ça donne ?

Le reste s’entremêle. Lambeaux de mémoire. La traversée.

 

*


Une goutte qui s’écrase sur sa joue. La condensation. Tout est moite, il n’y a pas eu assez de soleil pour sécher les sacs de couchage. Le bateau s’écrase au creux d’une vague. Fracas. Se rendormir au plus vite pour repousser la nausée qui monte. Sale temps.

Les nuits décousues. Elle ne sait plus quand le réveil sonne, on se relaye dans le carré, à veiller. De jour en jour et de quart en quart, elle apprivoise les manœuvres, les alarmes, les radars.

On crée une routine, parsemée de surprises. Orage nocturne, tout le monde sur le quai. Prendre un ris, enrouler le génois et retourner se coucher comme si de rien n’était. Empannage impromptu, petit vent de panique. Le livre de bord se remplit d’anecdotes.

Ce matin-là, envie d’avancer. Garder le cap malgré la gîte, faire contrepoids comme on peut, chaque mile compte. Petite impression de régate. La soif de confort étanchée par le plaisir du jeu.

Mer d’huile. Trois jours. La grosse molle met en exergue le vide environnant. Vaste étendue de rien, et nous, plantés là au milieu, avec notre coquille de noix, nos rêves, nos craintes et nos joies.

 

*


Et si ça s’avérait décevant ? Trop banal ? Si ce qu’on cherche vraiment n’existait tout simplement pas ? Ou pas là ? Comment savoir si cet ailleurs sera le bon ?

*


Encore un grain en perspective, matin humide, houle conséquente, froid qui transperce. Rien ne peut vraiment nous préparer à demain. Leçon de voile, leçon de vie. Le vent ne faiblit pas, la fatigue gagne tous les muscles. On commence à grelotter. Le soleil voilé ne réchauffe plus nos peaux gercées. Vague après vague, une croûte de sel s’est formée sur nos visages. Ça brûle un peu parfois. On se sent étrangement vivant sous ces carcans salins. Claquements de dents. Transis de froid. Rapprochement. Il faut bien se réchauffer. Étreinte étonnante, intimité de circonstance.

Au beau milieu de ce périple qu’on a choisi, la stupeur de faire face à l’inconnu.

Le soir au crépuscule, le brouillard monte. L’humidité envahit chaque recoin, sature chaque parcelle d’air. Encroûtés dans nos vies éphémères de marins solitaires. Une voix étouffée passe par la trappe avant, repas au chaud dans le carré. Un thé, le réconfort. De l’empathie, de la douceur dans cette promiscuité extrême. Réaliser qu’on a choisi d’embarquer sans vraiment savoir ce qui nous attendait. Ressortir observer les étoiles. Évoquer la magie de l’aventure. Montée d’angoisse et de plaisir. Le sel de ses larmes vient se mêler à celui de la mer.

 

*


Est-ce que ça peut être beau sans faire mal ? Est-ce qu’on doit se rendre vulnérable pour pouvoir ressentir ces émotions pleinement ? Souffrir au moins un peu pour se sentir tellement vivant ?

 

*


Face au vent, se sentir exister dans les rafales. Face au vent, transpercée de toutes parts, les éléments déchaînés pour nous dire qu’on n’est rien. Face au vent, penser au monde, à l’univers, à tellement tout qu’on ne pense à plus rien. Face au vent. De frissons en étreintes. Sentir la passion naître et refluer, être déboussolée.

 

*

Que de beaux souvenirs, forts, durs, qui lacèrent. La plénitude ne s’offre pas sans risques.

*

Cap plein ouest. Ça semblait si facile.

Des lumières au loin, scintillant dans la brume. Chaque gouttelette d’eau reflète un monde qu’on redécouvre. Derrière les nuages, la côte, ou le vide ? Un rayon de soleil ou un phare ? Lumière distordue dans l’aube grisonnante. Toucherait-on au but, enfin ? Déjà ? Le souhaite-t-on vraiment ?

 

*


Tu penses à quoi ?

Irruption dans son monde, la brume se dissipe, elle ouvre les yeux. Et se perd dans les siens. La pupille intense brille légèrement. Le noir au milieu du grand bleu. L’océan qui l’appelle. Son souffle doux sur sa peau. Comme une brise matinale prête à s’engouffrer dans la voilure. Il sourit. Elle aussi, semble-t-il. Sa main s’avance, cap sur sa joue. Un picotement, à nouveau. Plus serein. Elle a choisi, enfin. Elle dissout ses pensées et laisse le vague à l’âme les emporter. Elle sait que ça lui fera mal, parfois. Elle a décidé que ça en vaudrait quand même la peine. Elle se laisse dériver vers lui. Il l’accueille dans ses bras.

La traversée.