L’affaire du col Dyatlov

De nombreuses études confirment que la langue façonne notre perception du monde. Ecrire “les hommes sont égaux en droits”, c’est rendre invisibles les femmes et donc fragiliser leur droit à cette égalité. Considéré comme un genre universel, le masculin domine le féminin dans notre langue. Une règle héritée de la première vague de la masculinisation du français du 12ème au 14ème siècle, période où le genre masculin était considéré comme supérieur.



Les randonneurs chevronnés 

En janvier 2021, l’EPFL et l’ETHZ contribue à la résolution d’un mystère vieux de plus de 60 ans, l’affaire du col Dyatlov, aventure sportive qui a malheureusement tourné au drame en 1959.

Suite à la publication des résultats de recherche dans la revue Nature, la couverture médiatique  est importante et de nombreux articles sont rédigés à ce sujet, en français notamment.

Dans la grande majorité des articles de presse, toute l’affaire est rédigée au masculin. On peut lire “les neuf randonneurs“, “les neufs étudiants russes“, “les alpinistes expérimentés” ou encore “les randonneurs chevronnés“. 

Ces articles de presse font alors un usage prédominant du masculin générique pour désigner des groupes mixtes. Il est alors aisé d’affirmer que sans indices supplémentaires comme une photo ou de généreux détails, on a l’impression que l’expédition était 100% masculine, or c’est faux, cela ne correspond pas à la réalité. Deux femmes faisaient partie de l’aventure.  

Mais alors, s’il y avait deux femmes dans l’expédition, pourquoi tout est rédigé au masculin ?

Au cours de l’apprentissage du français, on comprend que le genre grammatical masculin a deux sens.

On apprend dans un premier temps que le masculin a un sens spécifique. C’est-à-dire que «randonneurs», forme masculine désigne des hommes et «randonneuses», forme féminine, des femmes.

C’est dans un deuxième temps qu’on apprend son sens générique, parfois appelé «neutre» ou «universel». «Randonneurs» désigne non seulement des hommes, mais peut également désigner un groupe mixte ou un groupe de personnes dont le genre est inconnu ou non pertinent.

Dans notre cas, «randonneurs», masculin générique au pluriel est supposé désigné un groupe mixte.

Mais est-ce que ce générique y parvient réellement ?

La réponse est non.

  • Pratiquement toutes les études montrent que le cerveau peine énormément à considérer le sens générique comme neutre ou universel.
  • L’usage du masculin générique entraîne la formation inconsciente, automatique et spontanée d’une image mentale constituée d’une majorité d’hommes. Encore plus lorsque l’activité mentionnée est stéréotypée ou connotée « masculine » (ce qui est le cas avec le vocabulaire de l’aventure, la randonnée ou l’expédition)
  • A l’heure actuelle, on peut affirmer qu’il nous est impossible de contrôler l’activation masculin = homme dans notre cerveau, même si l’on nous rappelle que la forme grammaticale masculine est gratifiée de deux sens.

Pour conclure, notons deux éléments :

  1. La forme masculine générique échoue en sa tentative d’inclure les femmes et les autres personnes dont le genre n’est pas masculin.
  2. La forme masculine est dominante dans la perception que nous nous faisons de la réalité. Elle écarte alors le féminin et le genre neutre de nos représentations mentales. 

Quel impact sur l’Histoire ?

La médiatisation des résultats de l’enquête sur le mystère du col Dyatlov nous permet de constater combien il peut être problématique d’utiliser le masculin générique pour relater des faits historiques. Sans faire plus attention, le risque est très grand de modifier l’Histoire, à savoir imprimer une image entièrement masculine dans nos mémoires collectives et invisibiliser la présence des deux femmes dans l’expédition. 

Bien entendu, les résultats d’enquête ne changent pas.